L’année 2017 aura été marquée par une montée en puissance fulgurante des Initial Coin Offerings (ICO), une nouvelle méthode de levée de fonds qui bouleverse les modèles traditionnels de financement.
Selon les données collectées par le site américain
À titre d’exemple, le 31 mai 2017, Brendan Eich, l’un des fondateurs de Mozilla, a levé l’équivalent de 35 millions de dollars pour son navigateur web
Autre ICO record, celle réalisée en août 2017 par la société
Les ICO se sont ainsi succédé pour des montants de plus en plus vertigineux, suscitant l’intérêt des entrepreneurs, des investisseurs, mais aussi plus récemment des autorités puisque ces opérations (ou la plupart d'entre elles) interviennent aujourd’hui en dehors de toute régulation.
Concrètement, qu’est-ce qu’une ICO ?
Dérivée du terme Initial Public Offering (IPO), qui désigne une levée de fonds lors de l’introduction en Bourse d’une société, l’ICO correspond à une levée de fonds effectuée en cybermonnaies.
Si lors du schéma classique d’une IPO une société émet des titres en échange de monnaie courante comme l’euro ou le dollar, lors d’une ICO, la société qui lève des fonds va émettre des actifs numériques appelés tokens (jetons) en échange le plus souvent de cybermonnaies comme le bitcoin ou l’ether.
Les tokens acquis par l’investisseur n’ont pas de statut juridique ; ils constituent plutôt la représentation numérique d’un ensemble de droits dont la nature varie en fonction de la finalité définie par l’émetteur.
Ces droits et prérogatives attachés aux tokens peuvent recouvrir des réalités très différentes selon l’opération envisagée ou selon le degré de maturité du projet. En voici quelques exemples concrets :
- le token applicatif, qui peut représenter un droit d’usage d’un produit ou d’un service que les porteurs de projet sont en train de développer (ex : le projet de Dropbox décentralisée porté par Filecoin : l’utilisateur doit acheter des tokens afin de disposer d’un espace de stockage ; si, à l’inverse, il met à disposition son propre espace de stockage, il recevra des tokens en retour) ;
- le token de fidélité ou de récompense, attribué dès lors que l’on utilise un produit ou un service (ex : lorsqu’un voyageur a terminé son séjour dans un hôtel, il reçoit en récompense un token qu’il peut dépenser dans d’autres hôtels ou échanger contre de l’argent ou d’autres
cybermonnaies ) ;[4] - le token de preuve, qui permet d’identifier une personne comme étant le propriétaire d’un
actif , comme ayant réalisé une transaction ou permettant de faire état d’une[5] propriété ;[6] - le token de réputation, dont le nombre détenu permet d’établir la fiabilité d’une personne ou sa
réputation .[7]
La qualification même de certains tokens peut se révéler délicate lorsque par exemple ils donnent droit à des revenus ou des dividendes (ex : « The DAO », le premier fonds d’investissement entièrement autonome et décentralisé, dont le token permet d’avoir un droit de vote sur les propositions de projets à financer et d’en recevoir les gains relatifs le cas échéant).
Compte tenu de la nature particulière des ICO et du caractère hybride des tokens, les autorités de régulation, aussi bien en France (1) qu’au niveau européen (2), tentent tant bien que mal d’appréhender ce phénomène.
En France, l’Autorité des marchés financiers (AMF) a lancé une consultation publique et un programme d’accompagnement et de recherche sur les ICO
Le 26 octobre 2017, l’AMF a annoncé qu’en l’absence de réglementation spécifique des ICO elle lançait une consultation (qui s'est clôturée le 22 décembre
En parallèle, le régulateur a également mis en place un programme d’accompagnement et de recherche des levées de fonds en actifs numériques baptisé UNICORN (« Universal Node to ICO’s Research & Network ») destiné à s’interroger sur ce marché en coordination directe avec les porteurs de projets.
Avertissement sur les risques que présentent ces opérations
Le lancement de cette consultation a été tout d’abord l’occasion pour l’AMF d’attirer l’attention des potentiels investisseurs sur les nombreux risques que présentent les ICO, à commencer bien entendu par l’absence en France – et souvent à l’étranger – de réglementations spécifiques.
L’AMF rappelle en effet que lors d’une ICO les investisseurs, et désormais les simples particuliers, ne bénéficient d’aucune des garanties associées aux introductions en Bourse (prospectus, visa de l’AMF, etc.).
Les investissements interviennent sur la base de brochures commerciales ou d’un simple document d’information, appelé « White Paper », qui peuvent décrire le projet de manière inexacte, omettre d’expliquer la technologie sous-jacente ou présenter des prévisions de manière partiale ou excessivement optimiste.
L’AMF indique qu’il s’agit bien souvent de projets technologiques complexes à un stade précoce de leur développement qui sont destinés en premier lieu à un public averti, technophile, mais qui peuvent également s’adresser au grand public.
Pourtant, les risques rappelés par l’AMF sont bien réels :
- perte de l’intégralité du capital investi car il n’est pas garanti ;
- pratiques de blanchiment d’argent ;
- absence de marché permettant la revente de tokens ;
- projet sans application concrète ;
- volatilité considérable des tokens : à titre d’exemple la start-up « Tezos », qui a levé l’équivalent de 232 millions de dollars grâce à une ICO en juillet dernier, a vu son token perdre près de 40 % de sa valeur en 3 heures suite à un conflit entre ses fondateurs ;
- risque d’escroquerie et de cybercriminalité : l’exemple le plus retentissant concerne la plate-forme d’échange de cybermonnaies « Bitfinex » qui s’est fait dérober l’équivalent de 65 millions de dollars en août 2016.
Analyse juridique des ICO au regard des règles dont l’AMF assure le respect
Afin de définir la réglementation éventuellement applicable aux ICO, le réflexe du régulateur a été de procéder par élimination, en comparant ce nouvel outil à l’ensemble de l’arsenal juridique dont il dispose.
L’exercice est délicat puisque les instruments financiers émis sont très diversifiés.
Les tokens émis lors des ICO pouvant être acquis et échangés, ils pourraient présenter des similitudes avec les différents titres financiers définis par le Code monétaire et
- Peut-il s’agir d’un titre de capital ? L’AMF estime difficile de considérer que les tokens puissent être qualifiés de titres de capital, notamment parce que leurs émetteurs, rarement dotés d’une personnalité morale, ne possèdent pas de capital social à proprement parler.
- Peut-il s’agir d’un titre de créance ? Classiquement, il est considéré qu’un titre de créance est représentatif d’une somme d’argent, or, aucune des ICO dont l’AMF a eu à connaître à ce jour n’a donné lieu à l’émission d’un token assimilable à un titre de créance.
- Peut-il s’agir de parts ou actions d’organismes de placement collectif ? Le régulateur estime peu probable que les souscripteurs de tokens puissent former une « communauté d’investisseurs » tel qu’exigé pour être qualifié d’Organisme de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM). Selon l’AMF certains types d’ICO pourraient éventuellement répondre à la qualification de Fonds d’investissement alternatif (FIA), mais là encore à certaines conditions.
Enfin, l’AMF précise que certaines ICO qui « mettent en avant la possibilité d’un rendement financier direct ou indirect ou ayant un effet économique similaire » pourraient relever du régime des intermédiaires en biens divers 1 ou 2 (les biens divers étant définis comme des produits d’investissement atypiques comme les diamants, métaux précieux, œuvres d’art, lettres anciennes, etc.).
Ainsi, et même si à ce jour il n’existe pas de réglementation juridique spécifique, il serait inexact de penser qu’une ICO échappe à tout contrôle puisque, si d’aventure sa structuration venait à correspondre à un des instruments ci-dessus, un régime juridique établi trouverait à s’appliquer.
L’AMF a proposé trois options de régulation
Les montants en cause lors des ICO n’étant plus anecdotiques, l’AMF ne se contente pas simplement de relever qu’elle ne dispose actuellement d’aucun cadre juridique satisfaisant mais propose plusieurs options de régulation :
- promouvoir un guide de bonnes pratiques à droit constant : cette hypothèse est sans doute la plus ouverte mais également la plus risquée puisqu’elle consiste en effet à ne réguler que les ICO relevant des dispositions légales existantes, soit une très petite minorité. Les autres ICO ne seraient soumises qu’à des règles de bonnes pratiques, définies par l’AMF, qui n’auraient néanmoins aucune force juridique contraignante faute de régulation ;
- étendre le champ des textes existants pour appréhender les ICO comme des offres de titres au public : il s’agirait ici d’encadrer toutes les ICO, quelles que soient leur forme et leurs caractéristiques, comme étant des offres classiques de titres au public. Les procédures d’instruction et d’octroi d’un visa par l’AMF leur seraient ainsi appliquées. Cette option reviendrait donc à réguler de manière identique les start-up et les sociétés cotées qui sont pourtant bien différentes. En outre, les exigences de souplesse et de rapidité des ICO ne seraient pas nécessairement compatibles avec la réglementation « prospectus » de l’AMF ;
- proposer une nouvelle législation, adaptée aux ICO :
- régime d’autorisation préalable : considérant que les ICO sont tellement novatrices et variées, une nouvelle réglementation spécifique serait proposée. Ainsi, chaque projet devrait obtenir une autorisation de commercialisation des tokens auprès de l’AMF, qui vérifierait les garanties présentées par l’initiateur de l’ICO. Ce régime d’autorisation préalable, plus contraignant qu’un simple guide de bonnes pratiques, serait à la fois inspiré du régime des intermédiaires en biens divers et pourrait offrir la protection de certaines règles du régime « prospectus » ou, le cas échéant, de règles ad hoc ;
- régime d’autorisation optionnelle : les initiateurs d’ICO pourraient décider de demander l’autorisation de commercialisation des tokens auprès de l’AMF, ou, au contraire, décider de ne pas déposer de dossier à l’AMF. Les offres n’ayant pas été autorisées formellement par l’AMF ne seraient pas interdites mais devraient, si elles sont présentées en France, contenir obligatoirement une mise en garde indiquant clairement cette absence de visa.
En Europe, plusieurs mises en garde ont été lancées par l’ESMA
Devant l’engouement suscité par ce nouveau modèle de financement, l’ESMA a publié deux communiqués en date du 13 novembre
Le
L’ESMA alerte les investisseurs qui seraient tentés de souscrire à une ICO en listant certains risques engendrés par ce genre d’opération de financement :
- absence de régulation qui favorise le développement d’activités frauduleuses ou illicites ;
- risque élevé de perdre l’intégralité du capital investi dans un projet en général à un état très précoce ;
- manque de liquidité et une extrême volatilité des tokens ;
- information insuffisante des investisseurs ;
- risque de défaillance, car la technologie sur laquelle reposent les ICO n’a pas encore été éprouvée.
Le
De manière similaire à l’AMF, l’ESMA rappelle que si les tokens émis venaient à être considérés comme des instruments financiers, les initiateurs de l’ICO devraient se conformer aux règles applicables au sein de l’Union européenne, à savoir, et de manière non exhaustive :
- la directive Prospectus concernant le prospectus à publier en cas d’offre au public de valeurs mobilières ou en vue de l’admission de valeurs mobilières à la
négociation ;[14] - la Directive
MIFID concernant les marchés d’instruments financiers ;[15] - la Directive
AIFM sur les gestionnaires de fonds d’investissement alternatifs ;[16] - la 4e Directive de lutte contre le blanchiment et contre le financement du
terrorisme .[17]
Toutefois, et comme l’indiquait l’AMF, une ICO qui n’entrerait pas dans le champ d’application de ces textes priverait les investisseurs européens de précieuses garanties en cas de litige.
En attendant, priorité à la lutte contre le blanchiment
L’ordonnance n° 2016-1635 du 1er décembre 2016 renforçant le dispositif français de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme a créé une nouvelle catégorie d'assujettis : « Toute personne qui, à titre de profession habituelle, soit se porte elle-même contrepartie, soit agit en tant qu’intermédiaire, en vue de l’acquisition ou de la vente de tout instrument contenant sous forme numérique des unités de valeur non monétaire pouvant être conservées ou être transférées dans le but d’acquérir un bien ou un service, mais ne représentant pas de créance sur l’émetteur. »
Cette nouvelle disposition vise les plates-formes d'échanges de
La quatrième directive Antiblanchiment est en cours de révision afin, notamment, d'inclure les plates-formes d'échange (mais aussi les portefeuilles électroniques stockant les clés privées des détenteurs de
Le projet de réforme prévoit en outre que la Commission européenne devra présenter dans les deux ans de l'entrée en vigueur de la future directive un rapport portant notamment sur l'éventuelle mise en place d'une base de données centrale où seraient enregistrées les identités des détenteurs de cybermonnaies.
Ainsi, dans le cadre d'une ICO, l'émetteur en tant que tel ne serait pas soumis aux obligations de lutte contre le blanchiment, sauf s'il gère lui-même les clés privées des tokens qu'il émet (et si ces tokens ont la nature de cybermonnaies, ce qui pourrait être le cas pour nombre de tokens d'usage).
Pourtant, chacun s'accorde à dire que les obligations AML s'imposent même aux émetteurs d'ICO. Sur quelle base légale l'imposer dès lors ? L'on revient au guide de bonnes pratiques ou à la modification législative évoquées par l'AMF dans sa consultation.
Dans ce cadre, il conviendrait également de prévoir un régime où les investisseurs en cryptomonnaies pourraient être « vérifiés » par des tiers de confiance (une banque, un notaire, un avocat) confirmant leur identité, et même attestant dans certains cas qu’ils sont des investisseurs qualifiés si l'ICO leur est réservée. Cette vérification pourrait se faire via un smart contract. Ainsi, des investisseurs pourraient rester anonymes dans le cadre de l’ICO, tout en reportant les obligations KYC sur un tiers de confiance.
Sur la notion d'investisseurs qualifiés, certains ont suggéré de prévoir une nouvelle catégorie d'investisseurs qualifiés « technologiquement », ce qui correspondrait mieux à la sociologie de la
Conclusion
Jusqu’à ce jour, l’approche de l’AMF a été résolument souple et prospective, contrairement à d’autres régulateurs qui ont pris le parti d’interdire purement et simplement les
Il est donc plus que jamais essentiel de bien réfléchir pour bâtir une réglementation mesurée qui permette d’attirer les projets les plus sérieux, lesquels nécessitent toujours la garantie d’un régulateur. En réalité, plus encore qu’un enjeu réglementaire, il s’agit là d’un véritable enjeu d’attractivité pour l’Europe, et la France en particulier.