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Marchés financiers : un aiguillon indispensable de la construction européenne

Créé le

09.05.2011

-

Mis à jour le

24.08.2011

La crise de la dette souveraine en zone euro a montré que les marchés financiers réagissaient rationnellement, sanctionnant l’inadaptation de la gouvernance européenne et poussant à son amélioration. C’est probablement aussi sous leur pression que la création d’un Trésor européen, maillon indispensable à la cohésion au sein d’une zone monétaire unique, finira par se faire.

Depuis que la crise financière s’est déclenchée en 2007-2008, on a souvent vilipendé les marchés et ce à juste titre. Car contrairement au dogme de l'efficience des marchés financiers qui régnait depuis le début des années 1980, la crise a montré que les marchés financiers pouvaient directement mener le monde à la catastrophe, sans une régulation financière adéquate. Prenons l'exemple de la titrisation, soutenue et louée par les plus grandes banques centrales et alors considérée comme un puissant outil d’amélioration de l’efficience financière en disséminant auprès d’un plus grand nombre d'acteurs le risque qui ne stagnait plus au niveau des bilans des banques. Par le manque de régulation des acteurs financiers, elle n’a fait au contraire qu’augmenter le risque présent dans la sphère financière, l'entraînant jusqu'à la crise systémique la plus grave de toute l’histoire de l’humanité. La déficience des modèles, la complicité des agents de notation, la complaisance des banques centrales, l’utilisation du système et des techniques financières de la part de certains acteurs pour prendre du risque inconsidéré et le « vendre » à d’autres, tout en dissimulant la réalité des bilans, ont fini par jeter l’opprobre sur l’ensemble des marchés financiers. Ces derniers sont devenus le lieu d’affreux spéculateurs, hedge funds, banques d’affaires anglosaxonnes qui profitent de la faiblesse du système pour gagner énormément d’argent, sans vergogne pour les peuples et les nations.

La crise de la dette souveraine en zone euro qui a débuté en 2010 a été présentée sous cette forme à ses débuts lorsque la dette publique grecque a été « attaquée », conduisant le pays à demander l’aide européenne et internationale. Il était alors normal d’aller au secours de la Grèce si injustement attaquée par les spéculateurs : devant tant d’injustice, la solidarité européenne devait être actionnée. Il fallait contrer ces marchés sans scrupule et sans logique autre que l’appât du gain. Rien n’est plus faux. Car, la crise de la dette souveraine en zone euro a au contraire montré que les marchés financiers réagissaient rationnellement, sanctionnant l’incomplétude de la gouvernance européenne et qu’ils étaient de ce fait un aiguillon indispensable pour amener l'Europe à plus d’efficience économique.

La solvabilité des États périphériques en question

Qui prétendrait aujourd’hui que des spreads élevés sur les dettes publiques grecque, irlandaise et portugaise ne sont pas fondamentalement justifiés ? Personne, pas même les gouvernants européens, ni le ​FMI. La raison est simple : on peut s’inquiéter à juste titre du respect des engagements nécessaires pour maintenir la solvabilité de ces États au vu des sacrifices considérables demandés à la population. Les déficits publics ont été en 2010 de 10,5 ​points de PIB pour la Grèce, 9,6 ​points de PIB en Irlande et de 9,1 points pour le Portugal. En prenant en compte un coût de financement durablement égal au taux « aidé » des plans de sauvetage qui sont globalement de 4,2 % pour la Grèce et de 5,5 % pour l’Irlande, et d’un taux de 5 % pour le Portugal dans le cadre d’un prochain plan d’aide, c’est-à-dire un taux qui ne tient pas compte des pressions exercées par les marchés ​sur la solvabilité des États, les résultats sont sans appel : pour éviter une dérive incontrôlée de leur dette publique, la Grèce doit encore améliorer son solde primaire structurel (hors effets cycliques) de 6 ​points de PIB après déjà un effort de 6,5 points de PIB en 2010 ; l’Irlande doit augmenter son solde primaire de plus de 10 points de ​PIB et le Portugal de plus de 9 ​points de ​PIB. Mais, il s'agit de chiffres ex post : les efforts à faire par les peuples seront bien plus élevés.

En contractant l'activité, les plans d’austérité réduisent les recettes fiscales et creusent les trous béants budgétaires. Pour compenser ces effets récessifs de la demande intérieure, il faut le support de l'extérieur, qui demande soit une vive dépréciation de l’euro soit une forte croissance de la demande intérieure du reste du monde. La vive dépréciation de l’euro n’est aujourd’hui pas d’actualité. Alors que les principaux pays développés poursuivent leur politique monétaire de taux zéro (États-Unis, Japon, Royaume-Uni), la BCE a décidé un début de relèvement des taux directeurs, pour juguler un risque inflationniste quasi-inexistant, contribuant à l’appréciation marquée de l’euro depuis le début de l’année 2011.

La sanction de l’incohérence de la gouvernance européenne

Quant à la demande intérieure du reste du monde, sa vigueur dans les pays émergents est insuffisante pour les pays européens dont la moitié des exportations est toujours tournée vers les pays de la zone euro : les pays périphériques ont, en fait, besoin d’une demande intérieure dynamique dans le reste de la zone euro, notamment en Allemagne. Comme celle-ci a pu bénéficier durant la première décennie du XXIe siècle de la vigueur de la demande intérieure des autres pays de la zone euro pour se sortir de la crise de la dette souveraine et privée qui a duré du milieu des années ​1990 aux premières années de ce siècle, certains pays de la zone euro ont aujourd’hui besoin d’une forte dynamique de la demande intérieure allemande : la politique à mener au sein de la zone euro doit s’appuyer sur une relance de la demande des ménages allemands qui consomment toujours peu. L’Allemagne a les moyens d’appliquer cette politique puisque son excédent courant est considérable, de l’ordre de 5,6 % du PIB en 2010. Il faudrait que l’Allemagne applique une politique de relance salariale comme le fait la Chine, l’autre grand pays exportateur dont l’excédent courant dépasse les 5 % du ​PIB. Mais l’Allemagne s’oppose à une telle politique qui dégraderait sa compétitivité.

Dans ces conditions, ces économies sont acculées à appliquer une politique économique désastreuse car rien ne leur permet de sortir de leur récession : ni la politique monétaire qui se durcit, ni la politique budgétaire devenue soudainement très restrictive, ni le change de l’euro qui s’apprécie, ni la demande des ménages allemands qui demeure décevante.

Les politiques d’austérité indispensables sont alors suicidaires. Elles détériorent la solvabilité des États et, en réduisant le pouvoir d’achat des ménages et les marges des entreprises, aggravent l’insolvabilité du secteur privé, à ​l’origine de tous les maux dans des pays comme l’Espagne et l’Irlande. Leur mise en place n'a fait qu’amplifier l'inquiétude des marchés financiers, au lieu de les rassurer.

Les investisseurs finissent par exiger une prime de risque encore plus forte : alors qu’elle était destinée à ramener la confiance dans la solvabilité des États et à réduire les taux d’intérêt, la politique de rigueur provoque au contraire une remontée des taux d’intérêt des pays périphériques qui réduit davantage leurs marges de manœuvre budgétaires et qui amplifie l’impact négatif des mesures d’austérité.

Vers la création indispensable d’un Trésor européen

Les réactions actuelles des marchés financiers sur la dette souveraine en zone euro sont alors tout à fait rationnelles. Elles ne sont pas le fruit d'une quelconque spéculation, mais le résultat de réflexions économiques. Elles sont une sanction naturelle de la carence de gouvernance économique au sein même de la zone euro.

Les marchés ont pendant des années adhéré à l’idée, promue par les instances européennes économiques comme monétaires, selon laquelle la monnaie unique, complétée par des contraintes sur les déficits et dettes budgétaires, serait suffisante pour assurer la convergence des différents États membres. Bien au contraire, la crise actuelle a révélé l’inadaptation de cette approche fondée sur le seul courant « monétariste ».

Les marchés financiers ont alors eu la clairvoyance de se ranger du côté de la théorie de la zone monétaire optimale de Mundell : en cas d’imparfaite mobilité du travail, ce qui est le cas en zone euro, il est indispensable de mettre en place des transferts étatiques provenant d’un gouvernement fédéral pour maintenir la cohésion au sein d’une zone monétaire unique. Les États-Unis n’auraient jamais constitué une zone monétaire optimale sans l’État fédéral, selon Mundell. Si l’on suit sa théorie, si pertinente, seule la création d’un Trésor européen, dont les émissions bénéficieraient aux pays membres, sortirait la zone euro de la crise de la dette souveraine actuelle : elle ​serait la réponse cohérente qui ferait disparaître du jour au lendemain l’inquiétude des investisseurs.

La pression des marchés financiers, un puissant catalyseur

L’incomplétude de la zone euro n’est pas le fait des marchés : elle est  celui des gouvernements européens qui se sont contentés de faire l’union monétaire et qui n’ont rien fait pour réaliser l’union politique avant la réaction des marchés à cette incohérence.

Or, c’est seulement sous la pression des marchés financiers que la gouvernance européenne a progressé : la mise en place des plans d’aide qui n’existaient pas, avec les garanties apportées par les États membres en faveur de chacun, le rapport Von Rompuy qui insiste sur les grandeurs à observer pour juger des déséquilibres d’un pays, comme la balance courante et les agrégats de dette du secteur privé alors que tous ces agrégats étaient purement et simplement ignorés auparavant, et l’objectif d’améliorer la compétitivité et la croissance de long terme. Tout ceci ne se serait jamais fait sans la crise de la dette souveraine et donc sans la sanction de l’échec européen par les marchés financiers.

De la même façon, c’est seulement sous la pression des marchés que la création d’un Trésor européen finira très probablement par se faire. Elle ne se fera pas sans mal car elle exige un consensus de la part des États membres sur les droits et les devoirs de tous. Elle nécessitera, en particulier, un accord sur les règles destinées à exclure tout « passager clandestin » qui profiterait du système en dissimulant son insolvabilité ou en appliquant des taux d’imposition très inférieurs à ceux des autres États membres. Mais un consensus politique sans de nouveaux stress sur les marchés financiers paraît inimaginable tant les positions des gouvernants européens paraissent éloignées.

On le voit depuis quelques mois : l’incendie restant circonscrit aux trois pays périphériques cités précédemment, les marchés, pour l’instant, ne se montrent pas inquiets pour les autres pays de la zone euro et il n’y a eu malheureusement aucun ou peu de progrès depuis le début de l’année dans la construction européenne. L’élargissement des moyens d’actions du Fonds de stabilisation financière, qui serait un pas de plus vers le fédéralisme, a été gelé. Cependant, à n’en pas douter, dès que le stress reviendra sur les marchés financiers, la construction européenne s’accélérera.

On devrait finalement réussir à faire l’union politique après l’union monétaire, grâce à la crise de la dette souveraine et aux réactions des marchés et des investisseurs. La crise de la dette souveraine oblige aujourd’hui les gouvernements européens à mettre en place la gouvernance économique sans laquelle l’euro ne pourra plus exister et qui sera bénéfique à tous les Européens car dans ce cas, ​l’Europe sera et elle sera forte.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº736HS