Quel est aujourd’hui le poids des fonds souverains asiatiques dans la finance mondiale ?
Selon le Sovereign Funds Institute, le total des fonds gérés par les principaux fonds souverains dans le monde s’élevait en avril 2014 à 6 400 milliards de
Les fonds souverains sont une des dimensions de la question du financement par les émergents de l’économie mondiale (et des déficits courants du monde occidental), l’autre étant les montants considérables détenus par les banques centrales émergentes (plus de 8 000 milliards dont 3 800 par la seule Chine au 31 décembre dernier).
Ils suscitent plus d’interrogations en raison de leur allocation d’actifs, significativement orientée vers la détention d’actifs réels (infrastructures, actions cotées et non cotées), alors que les banques centrales sont massivement investies en obligations d’État, très majoritairement en dollar et en
L’univers des fonds souverains présente deux caractéristiques importantes : ils sont très majoritairement issus des pays émergents (40 % en Asie Pacifique, 38 % du Moyen-Orient et
Tous ces fonds sont individuellement d’une taille très significative, avec une moyenne de près de 90 milliards de dollars, et des géants comme,
Dans quelle mesure ces investisseurs peuvent-ils poser un problème en termes de patriotisme financier ?
La présence de fonds aussi importants dans l’univers de l’investissement suscite évidemment des inquiétudes, car ils sont très liés au pouvoir politique ; la dénomination de fonds souverains est limpide à cet égard.
Les grands pays occidentaux sont en général opposés à la prise de contrôle d’actifs stratégiques par des intérêts étrangers, y compris les pays réputés les plus libéraux pour des raisons qui tiennent à l’indépendance stratégique, la localisation des centres de décision ou simplement à des questions de fierté nationale. En matière d’investissement direct d’entreprise, il suffit de considérer les réactions suscitées aux États-Unis lorsque Dubai Ports World a annoncé son intention, en 2006, de racheter les activités de gestion de six ports américains dont celui de New York, ou lorsque le groupe pétrolier chinois CNOOC a souhaité acquérir, en 2005, l’américain Unocal, deux transactions finalement
Face à ce type d’inquiétude, force est de constater que l’activisme des pays émergents a pour l’instant plutôt bénéficié à l’économie occidentale. Ils ont ainsi apporté, au début de la crise financière, des fonds importants, de l’ordre de 50 milliards de dollars, au capital des banques américaines et européennes comme Barclays, Citigroup, Merrill Lynch, Morgan Stanley, UBS, ou encore
Les vrais sujets de l’influence des pays émergents dans l’économie occidentale me semblent en réalité relever de registres sensiblement différents. Il s’agit d’abord de la constitution de grandes sociétés qui concurrencent les leaders occidentaux traditionnels (Samsung, Infosys, Huawei, etc.) ou réclament une part accrue de local content comme, par exemple, dans la production d’énergies fossiles. Il faut ensuite citer les nombreux exemples d’acquisition et d'intégration de sociétés occidentales par leurs rivaux émergents (activités PC d’IBM par LeNovo, Arcelor par Mittal, Inco par Vale, etc), ou d’entrée au capital de sociétés occidentales en difficulté, parfois à l’invitation des gouvernements (le cas de Dong Feng et PSA étant à cet égard emblématique).
Évidemment, s’agissant des fonds souverains, ces équilibres sont susceptibles d’évoluer, essentiellement en fonction de deux facteurs :
- en premier lieu, l’apparition de tensions géopolitiques, qui compliquent évidemment l’arrivée de certains de ces investisseurs et qui peuvent même inciter à des rapatriements pour éviter des mesures coercitives ;
- ensuite, la montée en puissance au capital des entreprises, par exemple en cas de nouvelles intenses difficultés du monde occidental et faute de capital domestique disponible. Au-delà de certains seuils d’influence, ces investisseurs, comme n’importe quel actionnaire, seront en capacité de peser sur la stratégie de l’entreprise.
À ce jour, l’influence de la finance émergente a en réalité été beaucoup plus évidente sur le marché de la dette. Lors de la période aiguë de la crise de l’euro, un certain nombre de banques centrales ont réduit significativement leurs engagements en dette européenne. Le sujet actuel de risque de perte de souveraineté se situe ainsi beaucoup plus dans la question des dettes publiques occidentales. Les pays émergents sont ici un financeur net de la dette et des déficits des pays de l’OCDE, via leurs fonds souverains, et surtout leurs banques centrales. Une théorie rassurante énonce que ce déséquilibre engage autant un créditeur prisonnier de ses engagements passés que le débiteur. Je pense qu’elle atteint ses limites en cas de tension extrême. On a ainsi vu lors du sommet du G20 de Cannes en novembre 2011 que la Chine a refusé de financer le fonds européen de stabilité financière.
Quelles sont les caractéristiques de leurs méthodes d’investissement et leur gouvernance ? Diffèrent-elles sensiblement de celles des autres grands investisseurs européens ou anglo-saxons ?
Le Sovereign Funds Institute distingue deux grandes tendances :
- la première s’apparente à une gestion traditionnelle d’investisseurs qui vise à améliorer le couple rendement/risque (à l’image des fonds de pension). C’est clairement la stratégie développée par le fonds chinois CIC ;
- la seconde vise à préparer de façon active le développement économique post-phase de production de matières premières, à l’exemple du fonds saoudien ADIA, grand investisseur dans les infrastructures régionales.
De ce point de vue, ces fonds ne proclament pas de différence majeure avec les modalités d’action des sources de financement publiques ou privées en Occident. Même si les rapports annuels d’investissements ne sont pas très transparents sur les processus de décision, les références aux méthodes de bonne gouvernance sont récurrentes.
Les explications sont multiples à cet égard : forte présence de managers étrangers ou formés dans le monde académique anglo-saxon, sous-traitance auprès d’institutions occidentales, intériorisation des valeurs du capitalisme ou, pour les observateurs sceptiques, inutilité d’engager une confrontation avant que les rapports de force ne permettent d’envisager une issue favorable.
Ces investisseurs peuvent-ils instituer des changements sensibles dans les règles de la finance mondiale, à l’image des fonds de pension US en leur temps ?
Cette question est essentielle. Les normes régissant les marchés financiers ont en réalité été formées dans une période très récente. Les théories fondatrices de la « finance moderne » – parmi lesquelles on peut citer les travaux de Modigliani, Markowitz, Sharpe, Merton, Black et Scholes, Fama, Jensen et Meckling – ont été conçues entre 1950 et 1980. Elles sont concomitantes de l’extraordinaire expansion des fonds de pension aux États-Unis (de 50 milliards de dollars en 1945 à 18 900
Ce corpus académique a joué un rôle très positif : il a été un facteur essentiel de la mondialisation, car il a permis aux capitaux de s’investir sur la base de règles et d’un « langage financier » communément admis. L’internationalisation des grandes entreprises françaises et le fait qu’elles se situent aux premiers rangs mondiaux ou européens lui doivent beaucoup, car nos entreprises n’auraient pas été en état de trouver sur notre marché les capitaux nécessaires à leur développement.
Mais nous devons être conscients du fait que les règles de la finance sont liées à l’influence et donc la taille des actionnaires structurants, en particulier lorsqu’il s’agit de gouvernance. Elles sont aujourd’hui très proches des conceptions juridiques américaines et britanniques, simplement parce que les fonds de pension issus des États-Unis ou de Grande-Bretagne représentent près du quart des capitaux investis dans les marchés publics, et parce que ces capitaux sont concentrés dans un nombre relativement réduit d’institutions partageant les mêmes convictions à cet égard.
La taille des capitaux émergents est encore relativement limitée en comparaison, même lorsqu’on ajoute les montants détenus dans les banques centrales à ceux gérés par les fonds souverains (au total plus de 12 000 milliards) ; sans oublier que ces derniers ne constituent pas une catégorie homogène : Abu Dhabi n’est pas la Chine.
Une vision dynamique modifie cependant la perspective. Les taux de croissance des fonds de pension et des fonds souverains émergents sont très différents, à l’avantage des fonds souverains : 12 % vs 3 % dans les 5 dernières années. Il faut rappeler que la croissance des fonds souverains résulte des excédents commerciaux et du prix des matières premières qui constituent eux-mêmes une des conséquences de la mondialisation. La poursuite de la mondialisation sur ses bases historiques constitue donc une condition au progrès relatif des encours des fonds.
La montée en puissance de la finance émergente pose aussi deux questions contingentes et plus structurantes sur le plan économique.
Tout d’abord, le déséquilibre entre zones économiques, qui résulte de la mondialisation, est la question sous-jacente à la montée des pressions déflationnistes en Occident (qu’on l’aborde par l’aspect de la réduction des bilans bancaires ou par celui de la demande contenue des consommateurs).
La deuxième question est le développement de nouvelles places financières de premier rang, en Asie, aux côtés de Wall Street et de la City. Une Place financière est définie par un écosystème d’investisseurs, d’entreprises et d’expertises spécialisées. La limite des places émergentes réside aujourd’hui dans des ordres juridiques et institutionnels incomplets, dont un exemple significatif est celui de la protection de la propriété ; c’est pour cette raison que les investisseurs étrangers restent encore prudents dans leurs investissements à grande échelle dans des entreprises chinoises. L’apparition d’une Place financière est contingente de la consolidation de l’état de droit : le statut de Londres ou New York en tant que places financières internationales sont le résultat d’un processus historique favorable au libéralisme économique et sécurisant le droit de propriété et la stabilité politique. C’est pourquoi la City accueille des capitaux hors de proportion avec la taille de l’économie britannique.
En conclusion, la question des fonds souverains émergents est une question importante, mais elle est contingente à deux sujets beaucoup plus structurants pour l’économie mondiale :
- la recherche d’équilibres pérennes entre régions économiques. La situation actuelle de déficits occidentaux systématiquement financés par des excédents émergents n’offre aujourd’hui pas d’autre perspective que la déflation ou au contraire la création monétaire. Ceci est une impasse qui appelle des réponses géopolitiques coopératives ;
- le développement de places financières à l’extérieur du monde occidental. Si elles se dotent des infrastructures juridiques appropriées, elles constitueront un pôle d’attraction croissant pour des entreprises occidentales qui fondent par ailleurs une part significative de leur croissance future dans les pays émergents.
En (géo)politique aussi, « money talks »…