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Asie

Les géants de l’internet chinois à l’assaut des services financiers

Créé le

08.06.2016

-

Mis à jour le

30.06.2016

Ils s’appellent Alibaba, Tencent et Baidu. Ils sont leaders du e-commerce et des réseaux sociaux chinois et investissent depuis une dizaine d’années les services financiers : d’abord dans les paiements, où Alipay réalise le triple des transactions de PayPal en valeur, mais aussi de plus en plus dans l’épargne et le crédit. WeChat, la messagerie instantanée de Tencent sur laquelle s’appuie Tenpay, compte déjà plus d’utilisateurs que ICBC, la première banque chinoise, n’a de clients. Ronit Ghose décrypte la stratégie de ces nouveaux concurrents des banques.

Quels sont les services financiers offerts par les géants de l’Internet chinois Alibaba et Tencent ?

Il y a une dizaine d’années, Alibaba et Tencent ont commencé à proposer des solutions de paiement dédiées au e-commerce – dans le cas d’Alibaba – et au jeu en ligne – dans celui de Tencent (voir Tableau). À cette époque, les systèmes de paiement à disposition des consommateurs n’étaient pas aussi développés en Chine qu’aux États-Unis ou en Europe occidentale. Cela donnait l’opportunité aux nouveaux acteurs de l’Internet et du commerce en ligne de construire leur propre infrastructure de paiement. Plus récemment, via la technologie des porte-monnaie virtuels ou sur mobile, Alipay et Tenpay ont pu étendre leur offre et permettre le paiement offline dans des supermarchés et des hôpitaux, entre autres. Le paiement est la porte d’entrée vers d’autres produits financiers. Ainsi, Ant Financials – entité affiliée à Alibaba – s’est-elle diversifiée dans les produits d’épargne et de wealth management [1] à travers l’offre de Yu’e Bao. L’an dernier, elle a aussi lancé les prêts aux PME et les crédits à la consommation. Aujourd’hui, Alibaba et Tencent disposent tous deux de leur banque exclusivement en ligne.

Quels sont les avantages compétitifs de ces acteurs ?

L’atout naturel de ces acteurs affiliés aux géants de l’Internet chinois est leur base de clientèle. Ils se distinguent en cela des start-up de la FinTech. WeChat [2] compte un milliard de personnes inscrites, dont 350 millions sont actifs au moins une fois par mois. De son côté, Alipay dispose de 350 à 400 millions de clients actifs. Cette base d’utilisateurs rivalise avec celle de la clientèle des plus grandes banques chinoises. Ces acteurs peuvent aussi se reposer sur la croissance rapide du e-commerce chinois. Un écosystème s’est mis en place et il est difficile aujourd’hui pour de nouveaux entrants, chinois ou occidentaux, de le répliquer. Enfin, comme leurs homologues occidentaux, les géants de l’Internet chinois sont souvent meilleurs que les banques lorsqu’il s’agit d’utiliser les données d’une manière plus créative et génératrice de revenus.

Les services financiers sont-ils pour eux une activité centrale?

La finance est au cœur de l’activité des géants chinois de l’Internet. Des articles de presse ont évoqué une possible entrée en Bourse de Ant Financials et sa dernière levée de fonds a valorisé l’entreprise à quelque 60 milliards de dollars [3] . Cela ferait d’elle l’un des plus grands établissements financiers du monde émergent dans son ensemble.

Tencent a également beaucoup investi sur les services financiers en cherchant à monétiser sa plate-forme WeChat. Cette dernière permet à Tencent d’offrir d’autres solutions de paiement, comme le règlement de factures d’électricité ou de téléphone, ou encore le paiement de billets de train ou d’avion.

Quel rôle joue l’exploitation des données dans cette offre ?

La donnée est indéniablement un élément clé lorsqu’il s’agit de prendre de meilleures décisions en matière d’octroi de crédit. Sur le long terme, les acteurs qui tireront leur épingle du jeu seront vraisemblablement ceux qui savent monétiser les données à leur disposition. Par exemple, il est logique pour Alibaba d’offrir des crédits à la consommation non sécurisés via sa plate-forme de e-commerce au moment de la validation et du paiement du panier d’achats. La force de Tencent, elle, réside dans sa connectivité. C’est un avantage en matière de paiements de personne à personne.

Les acteurs de l’Internet peuvent-ils menacer les intervenants traditionnels du marché chinois comme les banques ou China Union Pay ?

China Union Pay (CUP) est en concurrence directe avec Alipay et Tenpay, pour ne citer qu’eux. La croissance de ces derniers vient éroder la part de marché de CUP, en particulier lorsqu’on considère les paiements en ligne et sur mobile (lire Encadré). En ce qui concerne les banques chinoises, il ne s’agit pas tant d’une diminution de revenus existants que d’opportunités de croissance perdues. Les établissements chinois sont peu développés en banque de détail. Les prêts aux particuliers ne représentent que 20 % du total pour l’ensemble du système. 80 % des PME ont peu ou pas accès aux services financiers et la pénétration des cartes de crédit n’est que de 40 %. Cela laisse beaucoup de marge de croissance pour les entreprises de la FinTech. La pénétration des banques chinoises sur les services financiers de détail pourrait ne jamais atteindre le niveau de leurs homologues américains et européens et la demande pourrait être satisfaite par des acteurs de la FinTech.

Comment expliquez-vous cette vague d’innovation en Chine ? L’accueil du régulateur y est-il pour quelque chose ?

Le soutien du régulateur a certainement joué un rôle. L’aisance de la population vis-à-vis des technologies numériques également. La pénétration du marché chinois par les smartphones est aussi élevée que dans les pays européens. Mais plus important encore, il existe un vrai besoin en matière de services financiers, que ce soit la demande de crédit des PME ou celle de prêts à la consommation non garantis pour les jeunes. De plus, le système bancaire, très orienté vers les grandes entreprises, a peu ou mal répondu aux besoins des clients particuliers. La Chine est le principal rival de la Californie dans la course au titre de leader de la révolution FinTech. En 2015, les États-Unis étaient la terre de prédilection des investissements pour les FinTech, mais au premier trimestre 2016, c’est la Chine qui est passée devant [4] .

Au final, quelle est l’innovation qui va le plus bouleverser le marché selon vous ?

De tous les modèles économiques reposant sur la FinTech, nous valorisons ceux qui s’appuient sur le big data et l’analyse des données, qui sont centrés sur le téléphone mobile et qui sont en même temps peu gourmands en capital. Comme nous l’avons exposé plus en détail dans notre rapport « Digital Disruption – How FinTech is Forcing Banking to a Tipping Point » [5] , nous préférons les business models qui proposent une manière « différente » de faire de la banque, et non ceux qui s’attachent uniquement à être moins chers. Cela recouvre notamment :

  • les techniques de credit scoring basés sur de l’analyse prédictive et pas seulement sur l’étude historique des comportements de crédit passés ;
  • les solutions de paiement conçues pour le e-commerce ;
  • les FinTech dont les services sont tournés vers les segments sous-bancarisés de la population, par exemple celles qui proposent des terminaux de paiement mobiles pour les PME.

Les acteurs occidentaux de l’Internet, à l’instar des GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon), pourraient-ils eux aussi proposer de telles innovations dans le champ des services financiers ?

Parmi les GAFA, nous pensons que c’est Amazon qui est le plus susceptible de développer une stratégie en matière de services financiers et devenir un acteur de poids à l’image de ses homologues chinois. Les paiements font partie intégrante du e-commerce et Amazon a renouvelé ses efforts en la matière. Proposer des financements aux clients de la plate-forme ne représente ensuite qu’un petit pas de plus et Amazon a déjà commencé à offrir des crédits aux commerçants tiers de sa place de marché. Pour les achats de gros montant, il propose aussi un paiement échelonné. Le crédit sous-jacent n’est toutefois pas porté par Amazon mais par une institution financière partenaire. Ainsi, au Royaume-Uni, c’est Hitachi Capital qui porte le prêt tandis qu’Amazon l’origine.

Google et Apple, de leur côté, nous semblent moins susceptibles de mettre l’accent, au niveau de leur stratégie, sur les services financiers. Cela dit, ce sont des entreprises intelligentes et capables d’évoluer, disposant de marques fortes auprès des consommateurs. Les développements qu’elles ont menés dans le champ des paiements peuvent être un argument supplémentaire pour retenir leurs propres clients. Peut-être est-ce finalement Facebook qui est le moins susceptible d’investir significativement le champ de la finance. Pas seulement parce qu’il est resté discret jusqu’à présent, mais aussi car son business model implique moins de transactions monétaires. Mais l’exemple chinois de Tencent, qui s’est construit une offre de paiement à partir de sa plate-forme de média social, montre bien que cela n’est pas inconcevable à l’Ouest.

 

1 Produits d’épargne très prisés des Chinois.
2 Service de messagerie instantanée de Tencent, similaire à WhatsApp.
3 « Ant Financial in Record Fundraising », Wall Street Journal, 26 avril 2016, http://www.wsj.com/articles/ant-financial-in-record-fundraising-1461646129.
4 Selon une note de Citi Research du 26 mai 2016, les investissements des capitaux-risqueurs en FinTech au 1 er trimestre 2016 allaient prioritairement en Asie (53 %), suivie de l’Amérique du Nord (37 %) et de l’Europe (7 %). Ces chiffres étaient de respectivement 30, 60 et 10 % en 2015.
5 Citi Global Perspectives & Solutions, 29 mars 2016, https://www.citivelocity.com/citigps/ReportSeries.action?recordId=51.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº798
Notes :
1 Produits d’épargne très prisés des Chinois.
2 Service de messagerie instantanée de Tencent, similaire à WhatsApp.
3 « Ant Financial in Record Fundraising », Wall Street Journal, 26 avril 2016, http://www.wsj.com/articles/ant-financial-in-record-fundraising-1461646129.
4 Selon une note de Citi Research du 26 mai 2016, les investissements des capitaux-risqueurs en FinTech au 1er trimestre 2016 allaient prioritairement en Asie (53 %), suivie de l’Amérique du Nord (37 %) et de l’Europe (7 %). Ces chiffres étaient de respectivement 30, 60 et 10 % en 2015.
5 Citi Global Perspectives & Solutions, 29 mars 2016, https://www.citivelocity.com/citigps/ReportSeries.action?recordId=51.