Les plateformes centralisées traversent une crise existentielle

Créé le

17.07.2023

Décentralisation et absence de tiers de confiance sont les maîtres-mots de ce secteur. La question de la confiance est pourtant au cœur des accusations aujourd’hui portées contre ses acteurs majeurs, ouvrant sans doute la voie à la finance traditionnelle, au capital réputationnel intact.

Image

Depuis le scandale FTX et les difficultés traversées par le secteur des cryptomonnaies, les plateformes centralisées – en particulier comme Binance et Coinbase – traversent une période de turbulences aggravées par les récentes accusations portées par la Security and Exchange Commission (SEC), le gendarme américain des marchés financiers. Le scandale FTX avait déjà jeté l’opprobre sur l’univers des cryptomonnaies, dont la décentralisation est le maître-mot. Il a mis en lumière que la confiance est au cœur de l’activité de ses acteurs. C’est toute la contradiction dans laquelle ils évoluent. Les cryptomonnaies « disruptent » la finance traditionnelle en se passant de tiers de confiance mais des tiers de confiance sont récréés pour en faciliter l’adoption. Après des années de prospérité, les plateformes centralisées traversent une crise existentielle qui pourrait remettre en cause leur place sur le marché.

Coinbase versus Binance : l’opérateur historique contre la plateforme pour initiés

Depuis la chute de FTX, les plateformes d’échange crypto Coinbase et Binance sont devenues dominantes aux États-Unis avec une part de marché écrasante de 76,2 % pour Coinbase, contre 8,3 % pour Binance. En revanche, au niveau international, Binance est la première plateforme à la fois en termes de volume de transactions, de nombre d’utilisateurs – 128 millions pour Binance contre 108 millions pour Coinbase fin 2022 – et de nombre de cryptomonnaies cotées – proche de 500 contre 90 pour Coinbase.

Coinbase est la plus ancienne des plateformes d’échange centralisée. Son nombre d’utilisateurs est passé de 1 million en 2014 à 73 millions en 2021. Née en 2017, Binance est devenue en 2019 la première plateforme d’échange en termes de volume de transactions. En septembre 2019, elle lance le stablecoin BUSD 100 % collateralisé USD en collaboration avec Paxos, institution financière basée dans l’État de New York. Le succès de Binance s’explique par la diversité des opérations possibles d’achat/vente au comptant, jusqu’aux opérations sur contrat dérivés. Sa croissance fulgurante est comparable à celle de FTX car elle est plus adaptée aux attentes des traders.

Part de marché des cinq premières plateformes d’échange de cryptomonnaies centralisées aux États-Unis.

$!Les plateformes centralisées traversent une crise existentielle

En 2022, le retournement du marché annonce le début des ennuis. Tout d’abord, la chute du stablecoin algorithmique Terra Luna ouvre le débat sur la réelle détention des réserves par les émetteurs de stablecoins, qui s’accentue avec la chute de FTX et le scandale qui s’ensuit. La réalité rattrape la fiction : la gestion des plateformes d’échange crypto recouvre des pratiques très variées, qui ne répondent à aucune des règles des plateformes d’échange traditionnelles. Ces acteurs sont nés pour accompagner le développement d’actifs d’un genre nouveau : les cryptomonnaie – ou crypto-actifs selon les préférences. Des acteurs comme FTX ont été incorporés sous le statut de « money transmitters » (maison de change), régime juridique qui n’impose presqu’aucune obligation à part celle de détenir un montant minimal de fond propres.

Pourquoi ce besoin de plateformes centralisées dans un monde décentralisé ?

C’est tout le paradoxe de cet écosystème. D’abord ancré dans la décentralisation pour contester la finance traditionnelle pyramidale, le besoin d’intermédiaires pour faciliter la transition entre les deux mondes s’est rapidement fait sentir. Ces plateformes sont venues y répondre en permettant l’achat et la vente de cryptomonnaies contre des monnaies fiat, de gérer les wallets pour les clients ne souhaitant pas les détenir eux-mêmes, voire de proposer des produits plus sophistiqués.

La question de la détention des cryptomonnaies n’est pas simple. Dans le cas du BTC, elle nécessite la conservation d’une clef privée qui, si elle est perdue, entraîne la pure perte des avoirs. Les puristes ont comme motto : « Pas vos clefs, pas vos coins » Détenir son propre wallet impose cependant des coûts de recherche d’informations que nombre d’utilisateurs néophytes ne sont pas prêts à supporter, en plus de la peur de perdre leur clef privée. Une des premières plateformes, Mt Gox, créée en 2010, a laissé son nom dans l’histoire en étant emportée par un hack, principal risque auquel s’expose les plateformes centralisées, de 850 000 Bitcoins en 2015.

L’objet de leur activité n’étant pas répertorié, elles échappaient ainsi aux réglementations existantes et ont pu se développer sans limite. Actuellement, il existe plus d’un millier de plateformes, dont les plus anciennes sont : Kracken (2011), Coinbase (2012), Bitfinex (2012) et Binance (2017). Elles ont su gérer le risque de cybersécurité et offrir des services de plus en plus diversifiés à leurs clients. Aujourd’hui, il devient légitime de se demander si elles ne concurrencent pas les banques, compte tenu de la similarité de leur offre de services. Coinbase propose même des garanties à ces clients détenteurs de wallet avec une assurance FDIC (Federal Deposit Insurance Corporation) à hauteur de 250 000 dollars.

Ce que reproche la SEC à Binance et Coinbase

Une question fondamentale demeure cependant : Qu’est qu’une cryptomonnaie ? un crypto-actif ? S’agit-il d’une nouvelle classe d’actif ou d’un objet polymorphe qui s’apparente à des catégories existantes ? Jusqu’à maintenant, le régulateur américain a préféré adopter cette seconde approche. Il essaie pour chaque cas d’identifier si l’objet est un titre financier en appliquant le « test de Howey ». Ce nom, « Howey test » provient d’un cas célèbre, celui de la SEC contre Howey en 1946. Ce test qualifie un contrat de titre financier s’il réunit les quatre caractéristiques suivantes :

- Un investissement d’argent ;

- une entreprise commune gère cet argent ;

- une attente de bénéfices ;

- les bénéfices proviennent des efforts d’un tiers.

Le test de Howey

$!Les plateformes centralisées traversent une crise existentielle

Cette définition, et son application, sont au cœur des accusations contre Coinbase et Binance. La SEC les accuse en effet de gérer des activités de façon illégale puisque non enregistrées auprès d’elle. En effet, selon la SEC, certaines cryptomonnaies seraient des titres financiers au sens du test de Howey, au regard de la quatrième condition, les bénéfices provenant des efforts d’un tiers, puisque de nombreuses cryptomonnaies sont issues d’Initial Coin Offering (ICO), comme Binance Coin, Solana, Cardano, Polygon, Dash... Pas moins d’une soixantaine de cryptomonnaies seraient ainsi concernées.

En revanche, ni Bitcoin, ni Ethereum ne le sont pour le moment1. Il n’y a pas d’ambiguïté pour Bitcoin, assimilé à une « commodity » – matière première – comparable à l’or. Elle tombe sous l’autorité de la Commodity Futures Trading Commission, le régulateur du marché des matières premières. C’est moins évident pour Ethereum depuis The Merge. En effet, selon Gary Gensler, président de la SEC, les cryptomonnaies utilisant la preuve d’enjeu comme processus de validation seraient considérées comme des titres financiers, étant donné la rémunération passive par le jalonnement de leurs détenteurs.

Frapper fort pour redorer son blason

Depuis la crise de Celsius, Terra-Luna et FTX, la question de la régulation du secteur des cryptomonnaies se pose de façon aigüe. Elle a mis en évidence que la liberté d’action de ces acteurs d’un nouveau genre a été pu être préjudiciable à leurs clients. Le cumul de la gestion des wallets et la conservation des fonds a été à l’origine de nombreuses questions sur le respect de la séparation des fonds. Certaines plateformes comme FTX ont clairement investi les fonds de leurs clients, générant ainsi du trafic et augmentant artificiellement les volumes de transactions et les prix, créant de véritables schémas de Ponzi. Binance est également accusé de « trade washing », en plus d’avoir permis à ses clients américains, via son entité internationale, de réaliser des opérations non autorisées par la filiale américaine, notamment sur le marché des dérivés.

Coinbase et Binance sont aujourd’hui priées de retirer de leur offre toute cryptomonnaie qualifiée de titre financier. En effet, l’émetteur de cryptomonnaie doit s’enregistrer auprès de la SEC, processus long et fastidieux, qui requiert de fournir des informations détaillées sur son fonctionnement, son mode de gestion et sa situation financière. Cet enregistrement donne lieu à des obligations notamment de publications régulières d’informations financières, sur les activités commerciales, les facteurs de risque et leur gestion mais aussi de conformité pour protéger les investisseurs. Ils peuvent ensuite être distribués par un courtier inscrit auprès de la SEC, que ce soit un individu, une plateforme Defi ou une plateforme crypto.

Les plateformes sont sommées de rentrer dans le rang et d’offrir aux investisseurs le même niveau de protection que toute autre activité financière traditionnelle : il est clair que Gary Gensler, à la tête de la SEC, est fermement résolu à frapper fort sur le secteur pour que les scandales FTX, Celsius et Terra-Luna ne se reproduisent plus.

La mise en accusation de Binance porte atteinte à son activité : sa part de marché a baissé de 16 %, passant de 70 % à 54 % (un plus-bas depuis août 2022) et les retraits ont atteint 780 millions de dollars début juin à la suite de son assignation en justice. Ces retraits s’ajoutent au mouvement enclenché déjà fin mars.

Étant donné le déficit en crédibilité de ces acteurs, sans compter l’instabilité réglementaire qui les entoure aujourd’hui, les acteurs de la finance traditionnelle ont une solide carte à jouer, celle de la réputation. Ce n’est pas un hasard si des entités comme BlackRock arrivent sur le marché. Si le « Far West » crypto a pu regorger d’acteurs jouant la stratégie de la terre brûlée, il en sera tout autrement pour ces acteurs institutionnels, dont le capital réputationnel est intact.

Notes :
[1] Un premier jugement vient d’être rendu dans l’affaire qui oppose la SEC à Ripple et son jeton XRP. Il considère que XRP n’est pas un titre financier sur le marché secondaire mais en est un sur le marché primaire, étant donné que Ripple présente les performances de XRP comme dépendante de la réussite de Ripple (dixit Cryptoast, Vincent Maire, 14 juillet 2023).
RB