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DÉBAT

« Produire plus et prendre des mesures structurelles face à la dette »

Créé le

24.10.2022

-

Mis à jour le

16.11.2022

Souveraine, publique, privée, la dette est-elle soutenable ? Y a-t-il un piège ? Faut-il en sortir et comment ? Les conditions sont-elles réunies ? Christian de Boissieu, économiste, professeur émérite à Paris I (Panthéon-Sorbonne), vice-président du Cercle des économistes, administrateur et président du Conseil scientifique de la Fondation Concorde et Jean-François Serval, ancien président du groupe Constantin, président-fondateur de Groupe Audit Serval. Regards croisés sur le constat et la méthode.

Par temps de crise, le terme de « dette » fait émerger ceux de « spectre de l’endettement », voire de « surendettement ». Christian de Boissieu, dans l’un de vos ouvrages1, vous aviez souligné cette connotation négative pour les États et tous les agents économiques. Comment s’en dégager ?

Christian de Boissieu (C. de B.) : La dette est la contrepartie d’une créance. Elle existe depuis toujours, mais il y a aussi des dettes cachées. Dans beaucoup de pays, par exemple, il existe des arriérés de paiement entre les entreprises, autant de dettes non contractuelles qui placent les créanciers devant le fait accompli. Lorsque l’on travaille sur l’endettement, il convient de prendre en compte la dette totale. On ne peut pas se focaliser uniquement sur la dette publique, au sens du traité de Maastricht (dettes de l’État, des collectivités locales et de la Sécurité sociale). Il faut raisonner sur la dette totale. En France, la dette publique correspond à environ 115 % du Produit intérieur brut (PIB) et la dette privée, qui rassemble les particuliers et les entreprises, représente 165 % à 170 % du PIB. Raisonner sur l’ensemble permet de tenir compte des phénomènes d’interdépendance entre les deux. Par exemple, durant la crise de la zone euro, l’Irlande, en 2010, et l’Espagne ensuite ont connu un surendettement au départ privé, en raison d’une bulle immobilière, c’est-à-dire un surendettement des ménages qui a fragilisé les banques et a obligé les États à intervenir. Dans ce cas, le surendettement privé a engendré du surendettement public. Les déficits publics ont explosé parce que l’État est intervenu pour sauver les banques.

Un pays peut donc être « surendetté »... Est-ce le cas de la France ?

C. de B. : La situation de la France n’est pas la plus dégradée d’Europe. La dette publique représente 160 % du PIB en Italie, 200 % en Grèce... Même l’Allemagne, en raison du Covid et du « quoi qu’il en coûte » ainsi que des conséquences de la guerre en Ukraine, a augmenté de 10 points de PIB son ratio de dette publique. Fin 2019, sa dette publique avoisinait les 60 %, elle est aujourd’hui à 70 %. La particularité de la France est qu’elle a abordé la crise sanitaire avec un ratio avoisinant déjà les 100 %. En effet, les années précédentes, nous n’avions pas agi dans la bonne direction. Au lieu de réduire les déficits publics parce qu’il y avait plus de recettes fiscales, nous avons cru qu’il existait une « cagnotte » (terme qui revient en pratique trop souvent dans le débat politique français), et nous avons engagé plus de dépenses. Or, lorsqu’il y a plus de recettes, il faut en profiter pour diminuer les déficits publics et la dette publique.

Jean-François Serval (J.-F. S.) : Permettez-moi de poser le problème sous un angle différent. Christian de Boissieu a raison de rappeler que les organismes de normalisation ont défini ce qu’est une dette, mais ce n’est qu’une une norme de repère, un leurre, pas la réalité. La distinction entre dette publique et dette privée a d’autant moins de sens qu’elle n’en a aucun dans certains pays comme la Chine. L’organisation sociale y est trop différente pour permettre une comparaison normative. Dans les démocraties occidentales, le souverain est responsable du fonctionnement de l’économie, c’est-à-dire des échanges. Lorsque ces derniers s’arrêtent, il est forcé d’intervenir. C’est ce que nous avons connu durant la crise du Covid : il était impératif d’agir pour que les économies, et surtout les ménages, ne s’arrêtent pas. Aujourd’hui, grâce à la transition numérique, nous sommes capables de consigner toutes les transactions, quelles qu’elles soient, dans un espace que nous appelons « M5/M6 ». Son suivi est fondamental.

Que sont « M5/M6 » ?

J.-F. S. : Au cours de l’Histoire, les transactions sont devenues monétaires, car la monnaie est universelle. Pouvoir tout compter a représenté un immense progrès pour l’humanité. Nous trouvons déjà chez Platon la différence entre le nombre, qui n’a pas de caractère fini, et la chose réelle, qui est physiquement limitée. Le monde réel est fini ; le monde monétaire n’a pas de limites. Cette grande différence a besoin d’être consignée, et nous possédons aujourd’hui les moyens pour le faire, grâce aux outils digitaux, qui suivent toutes les transactions. Cette transformation majeure construit la fortune de grandes entreprises détentrices des données. Elle permet également tous les travaux mathématiques, notamment la mécanique quantique. Nous sommes aujourd’hui capables de savoir, selon le principe quantique d’intrication, analysé par notre récent prix Nobel de physique, quand quelqu’un fait quelque chose, quel autre élément bougera de la même manière, et ainsi de prévoir ce qu’il était impossible de prévoir du temps des agrégats classiques des banques centrales.

Ces nouveaux outils d’analyse des flux monétaires que sont M5 et M6 englobent la totalité de l’espace où opèrent les agents économiques et permettent ainsi d’appréhender, de la manière la plus complète possible, la réalité des actifs financiers qui servent aux échanges et les valeurs qui les sous-tendent. Ce constat ouvre la voie à la mise en place d’une régulation mieux adaptée aux besoins de stabilité du monde financier. Une réalité mieux perçue est une réalité mieux maîtrisée.

C. de B. : Qu’il n’y ait pas d’ambiguïté entre nous sur la distinction entre dette publique et dette privée. Le clivage entre l’une et l’autre a un sens. Je les distingue mais, en pratique, c’est la dette totale qui compte, en raison du phénomène de vases communicants que j’illustrais plus haut. Il faut raisonner sur l’ensemble du tableau.

J’approuve Jean-François Serval sur l’intérêt de connaître toutes les transactions. Quand j’ai écrit ma thèse de doctorat sur la vitesse de circulation de la monnaie, je ne connaissais pas le total des transactions dans l’économie. La Banque de France calculait des indices de vitesse de circulation de la monnaie à partir de la rotation des dépôts bancaires, mais l’approche était forcément partielle. Je salue les progrès du numérique qui nous permettront d’aller plus loin sur ces problèmes de chiffrage de l’ensemble des transactions.

Je ne suis pas dogmatique à propos de l’élargissement de la masse monétaire. Nous sommes d’accord sur le fait que la fonction spécifique de la monnaie est de servir d’intermédiaire dans les échanges. Tout actif peut servir d’unité de compte ou de réserve de valeur, mais seule la monnaie peut remplir cette fonction d’intermédiaire pour les échanges. Je ne suis pas opposé à l’élargissement de la masse monétaire si cela nous permet d’avoir une vision holistique du problème, mais cela conduit aussi à intégrer des actifs qui sont de moins en moins des intermédiaires entre les échanges. Les actions, par exemple, ne permettent pas d’acheter directement une baguette de pain. Quoi qu’il en soit, les débats sur la définition de la masse monétaire ne sont pas indépendants de la mesure de la vitesse de circulation de la monnaie.

Y a-t-il un excès de monnaie ?

J.-F. S. : Oui, il existe justement l’excès que Christian de Boissieu a évoqué et son effet sur les équilibres : le boomerang du taux d’intérêt. À partir du moment où des normes définissent le montant de la dette, vous vous trouvez, en cas d’excès d’endettement, face à la contrainte pour les banques centrales de rivaliser entre elles sur les taux. Dans ce contexte, leur politique consistant à remonter brutalement les taux est probablement la bonne, en dépit du prix à payer. Il faut casser l’excès de monnaie. Toutefois, en agissant ainsi, nous faisons apparaître cette fausse monnaie – fausse car excédentaire, sans contrepartie dans le monde réel –, cette monnaie de banque centrale dont on a abandonné le repère en 1971 avec la fin de l’étalon-or, qui lui donnait une valeur intrinsèque. Nous étions forcés de le faire, puisque nous ne pouvions plus satisfaire aux exigences de cette monnaie finie. Ce jour-là, nous avons bousculé le mur de la dette, puisque nous pouvions en émettre en permanence sans problème. Jusqu’à ce que, tout d’un coup, les États n’ont plus les moyens de payer cette dette alors qu’ils en sont les gardiens en dernier ressort. Il n’y a pas de rentabilité de la dette. Il faut donc créer plus de valeur pour servir de couverture à la monnaie déjà émise, faute de quoi le système ne peut que s’écrouler.

Christian de Boissieu, que pensez-vous de la création de valeur pour « sortir du piège de la dette »2 ?

C. de B. : J’entends l’argument de la fausse monnaie qui fait écho par exemple aux thèses de Jacques Rueff. Le rebond de l’inflation est d’ailleurs la conséquence de l’écart entre le monétaire et le physique. En octobre 1987, le système financier mondial a été sauvé par l’injection de liquidités de la Fed et d’autres banques centrales. La même chose s’est produite en 2007-2008 face à la crise des subprimes et à la chute de Lehman Brothers. Les banques centrales ont tout fait pour éviter la déflation des années 1930. Cependant, cette création monétaire débridée a un prix. Jusqu’à présent, c’était l’inflation sur certaines classes d’actifs, une bulle chassant l’autre : bulle internet, puis immobilière, puis énergétique, etc. Actuellement, l’inflation se déporte en partie des marchés d’actifs vers les marchés de biens et services. Les banques centrales doivent donc surveiller ces deux indicateurs : l’inflation au sens habituel et l’inflation (ou la déflation) des prix d’actifs.

Est-ce compatible avec le dogme des 2 % d’inflation de la BCE ?

C. de B. : C’est à examiner de plus près. Les banques centrales doivent rester pragmatiques. Certes, leur premier objectif est la stabilité monétaire, mais elles doivent se préoccuper aussi – une fois la stabilité monétaire obtenue – de ce qui se passe dans l’économie réelle : l’investissement, la croissance, l’emploi...

L’inflation pourrait « tuer » la dette...

C. de B. : Par le passé, l’inflation non anticipée a souvent permis de transformer des configurations de surendettement en situations tenables, en allégeant la valeur réelle des dettes lorsque ni le capital ni le taux d’intérêt n’étaient indexés. Sommes-nous à nouveau dans ce scénario ? Je ne le crois pas et ne l’espère pas. En effet, je ne fais pas l’hypothèse d’un débordement d’inflation, donc d’une hyper-inflation, dans les années qui viennent. Les banques centrales continueront à resserrer leurs taux d’intérêt directeurs et les politiques budgétaires du « quoi qu’il en coûte » devront cesser assez rapidement. Je pense qu’il faut trouver d’autres scénarios. Le scénario de Jacques de Larosière de sortie par l’extension de l’activité, donc de sortie « par le haut », me paraît préférable. Il incite à produire plus pour régler les problèmes de dette, à prendre des mesures structurelles – comme la réforme des retraites ou celle du marché du travail – pour relever la croissance potentielle et, derrière celle-ci, la croissance effective afin de retrouver des conditions de soutenabilité. C’est également le scénario souvent évoqué par Bruno Le Maire. Il s’agirait maintenant de le mettre en œuvre, ce qui interroge sur la capacité de la France d’effectuer un certain nombre de réformes structurelles déjà engagées chez beaucoup de nos voisins...

J.-F. S. : La création de valeur est indispensable. L’expansion internationale, créée par les Chinois avec les routes de la soie, entraîne des conflits géopolitiques car elle implique de contrôler physiquement les espaces pour pouvoir prendre son écot sur les infrastructures de paiement. Les infrastructures numériques nécessaires aux paiements représentent 25 % du compte de résultat d’une banque. Des conflits latents sont inévitablement en train de s’installer. Les Américains ont répliqué par d’autres mécanismes de financement globaux.

Il faudra partager les pouvoirs d’émissions monétaires dans ce monde global. Il est inévitable d’avoir un système intégré de paiement, ne serait-ce que pour répondre aux besoins de productivité. Les gains de productivité expliquent d’ailleurs pourquoi les gens n’ont pas perçu l’absence d’inflation. Durant les dernières décennies, la baisse de l’inflation a été liée à la production en série, qui a constitué une avancée majeure, ainsi qu’à la création de l’OMC et aux économies d’échelle résultant de la production.

Votre ouvrage prône une réforme monétaire. Peut-elle passer par une composante liée au système de change international ?

J.-F. S. : De nombreux auteurs sont favorables à un taux de change fixe, y compris Jacques de Larosière. En effet, le comportement concurrentiel est un élément de prospérité essentiel de nos sociétés modernes. Or, pour qu’il y ait concurrence, il faut une prévisibilité, c’est-à-dire une absence d’inflation et des taux fixes. On ne connaît jamais les impacts sociaux de l’inflation. La hausse brutale des actifs réels en matière immobilière rend inaccessibles la plupart des biens immobiliers à beaucoup de citoyens, ce qui ne permet pas de conserver la paix sociale. On ne peut pas exclure de la société une partie de la population qui n’aurait pas les moyens de s’y insérer. Voilà pourquoi la fixité du taux et le régime d’émission monétaire sont essentiels.

C. de B. : Comme Jean-François Serval, je préfère la stabilité des changes à l’instabilité. Je n’étais d’ailleurs pas favorable à la généralisation des changes flottants en mars 1973. Lorsque nous avons mis en place le système de zones cibles avec les accords du Louvre en février 1987, j’ai trouvé qu’il était bon d’essayer de limiter la volatilité des taux de change pour les entreprises et le commerce, mais cela s’est soldé par un échec car la volatilité s’est déplacée du marché des changes vers les marchés financiers, ce qui a abouti au krach d’octobre 1987. Comme si la volatilité incontournable, « chassée » d’un marché, avait tendance à se reporter vers d’autres marchés. Depuis, cette expérience, louable dans l’intention, de zones cibles, n’a jamais été renouvelée, preuve que les conditions macroéconomiques d’une telle configuration sont loin d’être respectées.

Nous ne pourrions revenir à des changes stables qu’à condition de remettre en cause la libéralisation financière ou d’aller vers beaucoup plus de coordination globale des politiques monétaires nationales. C’est ce que nous enseigne le triangle d’incompatibilité de Mundell et Padoa-Schioppa. Pour avoir des taux stables, soit nous allons vers plus de coordination internationale – malheureusement, la gouvernance mondiale a rarement été aussi faible qu’aujourd’hui – soit nous remettons en cause la parfaite mobilité des capitaux, ce qui aurait d’autres inconvénients. Je crains donc que nous continuions à vivre longtemps avec des changes flottants.

Pour finir, je suis interpellé par ce que j’appelle la nouvelle guerre des monnaies. Face à l’essor des cryptomonnaies, des monnaies privées numériques et décentralisées pour lesquelles il n’y a pas de prêteur en dernier ressort, les banques centrales tentent de reprendre la main en lançant leur monnaie numérique publique. Pour l’instant, elles ont marqué un point en interdisant à Facebook-Meta de lancer la sienne, ce qui aurait complètement chamboulé la donne monétaire. Ce sont de véritables enjeux de pouvoir, de régulation et de souveraineté. Les questions de concurrence et de complémentarité entre monnaies privées et publiques deviendront un sujet majeur, avec l’avenir du cash.

Aurions-nous besoin de réformer la politique monétaire si chaque acteur jouait son rôle dans l’économie ?

C. de B. : Nous avons besoin de politiques monétaires. Il n’y a pas d’autre solution à court terme que la remontée des taux d’intérêt. À mes yeux, le seul domaine dans lequel la coordination internationale a eu quelque efficacité depuis la fin des années 1980 est la réglementation bancaire avec Bâle 1, puis 2 et 3. En revanche, tout ce que nous avons fait sur les taux de change ou la coordination des politiques monétaires ou budgétaires a été sans réelle efficacité.

Nous n’empêcherons pas les crises financières, dont certaines seront liées à des phénomènes de surendettement. Il convient toutefois de les encadrer préventivement afin d’éviter trop de crises systémiques. Dans ce cadre, la réglementation prudentielle doit jouer son rôle à côté de la politique monétaire. Avec Bâle 3, nous avons renforcé les fonds propres des banques et la résilience du système financier. Mais, dans les années à venir, qui financera les PME ? qui pour le long terme ? Je ne vois pas comment les banques pourront financer la transition énergétique avec les ratios de liquidités de Bâle 3. Il y a ici un problème de calibrage. Il convient de trouver, grâce à une politique prudentielle concertée au niveau international, le bon équilibre entre la recherche de la stabilité financière et le financement adéquat de l’économie réelle. La finance doit être un moyen plutôt qu’un objectif, un moyen – certainement pas le seul – d’assurer une prospérité partagée. Un objectif qui suppose de la stabilité monétaire et pas trop d’instabilité financière.

J.-F. S. : Grâce à l’analyse des causes de la crise de 2008, un immense progrès a été fait par les techniciens de la Banque des Règlements Internationaux (BRI) sur les politiques prudentielles. La situation du dollar est liée à une prééminence géopolitique et militaire. L’euro ne représente qu’une partie minoritaire des échanges. En revanche, il faut aussi considérer la réalité des échanges physiques. En dehors du monde monétaire, le volume des échanges asiatiques (Chine et Vietnam) est prédominant et affecte le monde réel. Nous ne sommes pas proches d’une grande réforme. Nous nous rapprochons plutôt d’une divergence, liée à l’expansion géographique des systèmes (infrastructures de paiement, transports, matières limitées). Nous sommes à la veille d’une très grande crise, comme nous venons de le voir avec l’Angleterre. Nous le verrons inévitablement avec le dollar, qui ne peut pas tenir face aux cumuls de capitaux des fonds de pension américains dont le montant est trop déconnecté de l’économie réelle.

Quelle est la parade ?

J.-F. S. : La création de valeur. Le PIB a peu varié ces dernières années, tandis que la population a connu une forte croissance. Or il est clair que notre aspiration à la prospérité n’a pas diminué, mais nous ne pouvons pas partager un volume restreint avec toujours plus de monde. La solution est donc la croissance du « gâteau », grâce à la réforme monétaire, en finançant les infrastructures qui permettent les échanges. Nous proposons dans notre ouvrage un processus de transformation de la dette en investissements productifs via un processus de défaisance piloté par les banques centrales, par le biais de nouvelles émissions d’un montant équivalent au montant de la dette publique qui doit être effacé. Le retour sur les investissements réalisés par les nouvelles émissions doit rémunérer les créanciers des dettes effacées. Ce plan de traitement de la dette suppose donc un gigantesque effort d’investissements productifs qui doit être coordonné au niveau mondial et passe par une conférence internationale. Notre démarche repose sur un second postulat : la monnaie de banque centrale n’existe pas. Elle ne tient que grâce à la confiance dans le banquier. Le risque qu’elle s’écroule est donc considérable. Il faut trouver un consensus international permettant la stabilité afin d’accroître les échanges, l’innovation et la formation.

Le processus de transformation de la dette est lié à une gestion monétaire. C’est mathématique : le taux de rentabilité interne (TRI) doit être supérieur au taux d’intérêt neutre.

C. de B. : Nous sommes d’accord sur le fait que c’est l’économie réelle (investissement, innovation, croissance, emploi) qui compte. Ce doit être l’objectif de toute politique publique, y compris monétaire. Je considère également que la monnaie n’est pas neutre, qu’elle peut avoir un impact sur le sentier de croissance. Dans mon esprit et soit dit en passant, la croissance est d’ailleurs compatible avec la sobriété énergétique. Reconnaître la non-neutralité de la monnaie et de la politique monétaire ne conduit en aucune manière à sous-estimer le rôle des politiques structurelles (réforme de la retraite ou du marché du travail, politique d’innovation, éducation et formation). D’ailleurs, toutes ces politiques structurelles ne deviennent effectives que si elles s’appuient sur des financements adéquats.

Les incertitudes actuelles risquent de bloquer l’investissement. Faudrait-il repositionner les politiques monétaires ?

C. de B. : Le défi fondamental de toute réglementation bancaire prudentielle est de trouver le bon équilibre entre la recherche de la stabilité financière et le financement de l’économie réelle, qui ne sont pas toujours compatibles. Nous avons raison d’ouvrir périodiquement le débat sur Solvabilité 2, parce que pénaliser les compagnies d’assurance en termes de fonds propres lorsqu’elles achètent des actions paraît étrange. Concernant Bâle 3, la réforme de décembre 2017 qui entrera bientôt en vigueur est une façon de concilier les Américains et les Européens plutôt que de répondre à cette question de l’équilibre entre les deux objectifs précités.

Les politiques monétaires se repositionnent à travers la hausse des taux, en essayant de réduire la taille des bilans des banques centrales. En pratique, la réduction de ces bilans, amorcée par la Fed et pas encore par la BCE, ne peut être que graduelle. Il existe ici une asymétrie structurelle : en pratique, il est plus aisé pour une banque centrale de fournir des liquidités que de les reprendre le moment venu.

J.-F. S. : J’ai apprécié ce que Christian de Boissieu a dit sur l’interdépendance de l’ensemble que nous pouvons représenter par les concepts de « M5 » et « M6 ». Il n’existe pas de politique monétaire indépendante. La monnaie de banque centrale n’a d’existence qu’en fonction de l’image qu’elle donne au marché.

Dès lors, comment peut-elle favoriser les investissements ?

J.-F. S. : Elle peut aider si on la crée comme telle. Puisqu’elle n’a pas d’existence réelle, nous pouvons en créer autant que souhaité. Tout est une question de normes. Si nous ne savons pas construire le système qui convient, nous n’y arriverons pas. Actuellement, nous n’en prenons pas le chemin car les forces centripètes sont trop importantes.

C. de B. : C’est pourquoi je suis sceptique face aux grandes réformes monétaires. L’état du monde actuel les requiert, et en même temps les empêche. Puissions-nous sortir de cette contradiction ! En attendant le « grand soir » monétaire comparable à ce que fut à l’époque Bretton Woods, je demande aux banques centrales d’être pragmatiques.

J.-F. S. : Nous n’échapperons pas à une réforme fondamentale complète, parce que la monnaie est universelle, ainsi que la concurrence. Les marchés doivent rester libres dans les économies démocratiques. Les tentatives politiques d’économie centralisée ont montré leur faillite, avec des conséquences sociologiques extrêmement graves. Il faut abandonner la dette que l’on va créer et réémettre de l’argent sous forme de projets productifs, en se fixant des objectifs. Différents plans ont été tentés, et nous devons continuer en ce sens. Le plan européen des 750 milliards constitue une dette supplémentaire, mais cela n’a pas d’importance, puisque la monnaie n’existe pas. Tout ce qui relève du monde monétaire ne relève pas du monde réel.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº873
Notes :
1 Coécrit avec Yves Chaput, « L’endettement. Richesse de l’entreprise ? », Litec, 2005.
2 Jean-François Serval et Jean-Pascal Tranié, « Innovations financières et réforme monétaire ou comment sortir du piège de la dette », Gualino, 2022.
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