L'épisode est exemplaire, arrêtons-nous pour le commenter. S'y mêlent préjugés, spectacle, ironie et… beaucoup d'inculture. L'hebdomadaire anglais The Economist titrait en couverture « France in denial », en « collant » Sarkozy et Hollande comme personnages masculins du célébrissime tableau Le Déjeuner sur l'herbe de
Un coup journalistique...
Quelle semble être l'intention de ce « coup journalistique » ? Souligner l'inconscience, voire l'insouciance française, qui semblent ne pas vouloir reconnaître la dure réalité économique de l'Hexagone. Rappelant la dette cumulée à hauteur de 90 % du PIB, le chômage record, le déficit chronique du budget national, The Economist voit et anticipe la France au centre de la prochaine crise de l'euro. Nos deux candidats leaders politiques seraient des inconscients qui se délassent dans des « parties carrées » avec des filles de petite
…et un procès d'intention politique
Le message est cinglant, diffusé dans toute l'Europe. Toutefois, comme c'est Manet qui est convoqué pour illustrer le propos, on peut difficilement s'empêcher de rappeler à nos amis britanniques la portée universelle de cette œuvre qui est considérée comme inaugurale du « réalisme »
Manet peint-il le frivole, comme le suppose The Economist ? Ou affirme-t-il un réalisme assumé, proche d'une société civile devenue sujet du peintre, qui annonce Matisse et
Nous retrouvons ainsi la particularité de ces beaux parleurs qui font aréopage avec les agences de notation : ils sont peu auditeurs, mais très pronostiqueurs. Ils jaugent la politique économique annoncée dans une optique très restreinte : conduit-elle à la résorption des déséquilibres décriés ? La politique de la France pour le prochain quinquennat, Sarkozy ou Hollande, sera-t-elle conforme à nos préconisations, se pliera-t-elle aux obligations objectives que les marchés attendent ? En un mot, ce qui est interrogé et « noté », c'est bien plus la politique projetée que l'objectivité économique.
En résistance à l'inondation économique
Dernière remarque sur cet épisode révélateur : Manet peignait en cette fin du XIXe siècle, inaugurale d'un capitalisme industriel spectaculaire qui n'échappait pas à son proche ami Zola. Il s'est trouvé un économiste médiatique français, fréquentant assidûment les plateaux télé, pour déplorer que The Economist n'ait pas cru bon d'utiliser la Tour Eiffel en toile de fond plutôt que l'image de loisir de Manet. Voilà où nous en sommes, s'écria-t-il, nous passons pour d'aimables jouisseurs, alors qu'à l'époque considérée, celui de l'exposition universelle de 1889, nous étions dans le peloton de tête des réalisations industrielles. Quand on pense France, l'étranger convoque Manet et oublie Eiffel, notre pays qui est celui des ingénieurs n'existe plus que par ses peintres… Sous-entendant que le choix du média britannique nous fait toucher le fond de la dégradation.
Sans rabaisser le formidable symbole industriel incarné par la Tour Eiffel, qu'il nous soit permis de défendre la France artiste et culturelle. Il ne s'agit en aucun cas « d'ornements » propres à une culture ancienne. La flânerie qui serait représentée par Manet n'est pas étrangère à la fameuse propension hexagonale pour le temps du loisir, aujourd'hui baptisé avec pertinence « qualité de vie ». Il est vrai que la France ne cesse de faire des pieds de nez aux névrosés de l'accélération permanente, incarnant une résistance insolite à la précipitation générale. Très éloignée des révoltes qui reposent sur les archaïsmes, les tribalismes, les intégrismes, la dimension française que déteste l'économisme ambiant émane du rien, du futile, de ce qui transpire : c'est l'atmosphère qui résiste. Invoquer la culture française comme résistance à l'inondation économique, c'est affirmer une paisible et redoutable machine de guerre qui s'oppose à l'hégémonie des calculs, au nom d'un « rythme hexagonal ». La France s'en fiche parfois de vendre, elle aime déambuler. À l'époque du capitalisme, des immatériels, du cognitif et du mieux-vivre, il n'est pas certain que notre réticence au stress compétitif, que déplorent tant les agences anglo-saxonnes, ne devienne pas un avantage ! Une sorte de prédisposition culturelle aux lendemains qualitatifs qui se profilent. « Back to Manet or Future with Manet »…