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« Il existe un risque d'“uberisation” de la relation banque entreprise »

Créé le

24.09.2015

-

Mis à jour le

14.10.2015

À quelques semaines des traditionnelles Journées de l’AFTE, Pierre Boisselier, qui en est cette année le président, revient sur les principaux sujets de préoccupations des trésoriers : désintermédiation des financements, digitalisation des flux, mais aussi cybercriminalité. Il précise également les attentes de la communauté des trésoriers vis-à-vis de leurs partenaires bancaires.

Le mouvement de substitution des financements de marché aux financements bancaires se poursuit-il ?

Cette désintermédiation s'opère depuis de nombreuses années pour les grands groupes ; pour ces derniers, l’accélération récente a tout de même redessiné la relation banque-entreprise, mais sans difficulté majeure, voire même avec des opportunités. La désintermédiation est plus compliquée à gérer aujourd'hui pour les entreprises de plus petite taille. Elles doivent faire un exercice de compréhension des mécanismes d'accès à ce type de financement qui passe par une montée en compétences et en connaissance. L'AFTE est très impliquée dans l’aide apportée à ces entreprises, qui n'ont pas dans leur organisation, des équipes capables de gérer facilement la désintermédiation. L’association est également très active dans la promotion des EuroPP, car c’est grâce à ce type d’initiative de Place que le marché des financements désintermédiés gagnera en profondeur.

Autre grand sujet de préoccupation : la digitalisation. Quelles en sont les conséquences sur vos activités ?

Dans la sphère B to B, la dématérialisation des flux, des paiements, des encaissements ou encore du reporting est déjà largement réalisée, même si une nouvelle étape s’annonce avec l’accélération de la dématérialisation des factures. En revanche, la donne est bouleversée dans les échanges B to C : les impacts liés à la transformation numérique modifient fortement les usages des consommateurs, en termes d’achat et surtout de paiement. Historiquement la banque était un acteur majeur dans cette chaîne ; or nous voyons aujourd’hui, non pas tant une modification du rôle des banques, mais surtout l'émergence d'acteurs non bancaires issus du monde des Telco, du web ou des FinTech, qui apportent des solutions assez disruptives. Les banques sont plutôt dans un mouvement défensif et réactif : les grandes innovations actuelles – comme les wallets, les nouveaux schémas de compensation et d'échange monétaire tels que pensés par les acteurs internet (Apple, Alipay, Google, PayPal, Facebook) ou des Telco (Orange Money, M-Pesa par exemple) – sont rarement issues de l'innovation bancaire. Il faut reconnaître que tout le monde ne joue pas à armes égales : entre les banques extrêmement réglementées, et les nouveaux acteurs qui ne le sont pas assez, nous sommes dans une zone grise. Mais en matière de pure innovation, les banques sont plutôt en réaction qu'en proposition.

En tant que trésorier, avez-vous affaire à ces nouveaux acteurs ?

Ils nous démarchent, mais les entreprises n'adoptent pas un nouveau moyen de paiement uniquement parce qu’on le leur recommande. Elles le font parce que c'est un usage déjà adopté par leurs clients. Si ceux-ci décident de payer avec un moyen de paiement moins classique, nous devrons forcément l'étudier et éventuellement l'accepter dans nos systèmes de distribution.

Qu'attendez-vous de vos banquiers sur le plan de ces nouveaux usages et produits ?

Les banquiers devraient être d’abord force d’explication et de conseil, surtout auprès des TPE et PME qui n’ont pas la même capacité d’appropriation de ces évolutions. Sur le volet du traitement des transactions, l'atout majeur d'une banque est d’être assujettie à des règles qui garantissent la bonne fin de l'ensemble du système. Certains partenaires techniques peuvent être très innovants en termes de solutions, mais il n’est pas sûr qu’ils offrent le même confort en termes de résilience. Pour le trésorier, il peut y avoir en ce sens une sorte de dilemme entre la nécessité opérationnelle et économique d’accepter ces nouvelles solutions et l'inconfort lié au fait qu’elles sont portées par des acteurs non soumis aux mêmes règles de sécurité et de confiance. Il y aura sans nul doute un mouvement de clarification, puis de consolidation, à l'initiative du régulateur, mais pour l’heure, la position du trésorier n’est pas facile à gérer.

Ainsi, dans la sphère des flux, de nouveaux acteurs viennent s'intermédier en lieu et place des banques, et en matière de financement, la relation directe entre l'entreprise et la banque évolue vers une relation entre l’entreprise et l’investisseur ; cela pose presque la question d'un risque d' « uberisation » pour les banques… et leur plan de défense en matière de préservation de la relation banque-entreprise n'est à ce jour pas très visible…

Tous les partenaires bancaires sont-ils sur le même plan dans ce constat ?

Certains établissements, qui ne sont pas forcément internationaux mais parfois issus d'autres géographies, semblent parfois en avance dans la compréhension et l'appropriation de ces mouvements. L’industrie bancaire française, de son côté, a du mal à se mettre en ordre de marche pour appréhender les réponses à apporter aux évolutions en cours. L’exemple de Paylib est assez caractéristique à cet égard : certaines banques étaient parties sur des initiatives propriétaires ; il a fallu du temps pour rallier la cause commune…

En B to B, que pensez-vous des initiatives autour de la dématérialisation des factures comme Sepamail ?

Ce mouvement de dématérialisation existe depuis longtemps, porté par des formats comme l'EDI, mais il rencontre aujourd'hui un nouvel élan, avec une facilitation technologique plus évidente. Et les Pouvoirs publics manifestent le souhait évident de pousser vers une dynamique de numérisation des échanges inter-entreprises. Mais cela ne nécessite pas des investissements aussi lourds que par le passé dans les infrastructures. Concernant Sepamail, va-t-elle être la solution qui va émerger ? Même si la solution est ingénieuse et prometteuse, je n'en suis pas complètement convaincu. Pour les mêmes raisons qui affectent Paylib : un standard n'a de sens que s’il est partagé par tous et partout.

Autre grand sujet : la cybercriminalité. Comment vous touche-t-elle ?

La cybercriminalité est un sujet hélas récurrent, et qui gagne en importance chaque année. Le niveau de compréhension des enjeux, y compris de la part des Pouvoirs publics, a radicalement changé : le sujet est connu, les réponses sont diverses. Les entreprises doivent mettre en œuvre toutes les actions, à la fois d'organisation et de pédagogie, pour être mieux protégées vis-à-vis de ces attaques. Les banques sont un maillon important, car elles ont un rôle de tiers de confiance dans ce dispositif de contrôle qui dépasse le seul périmètre de l'entreprise, pour concerner toute la chaîne de traitements. Il existe aussi de toute évidence des attentes des professionnels vis-à-vis des Pouvoirs publics : si certaines actions sont déjà en cours, d’autres, qui relèvent presque de la diplomatie, sont à mener.

Vous pensez à la fraude au président ?

C’est une forme de criminalité très sophistiquée. La connaissance de l'écosystème des entreprises par les fraudeurs, grâce notamment à la quantité énorme d’information qui circule sur les réseaux sociaux, est extrêmement pertinente : il ne s'agit plus de faire un virement un peu bizarre dans le cadre d'une transaction secrète demandée par le président. Non seulement la fraude s’appuie sur une falsification de documents très habile, mais l'histoire qu'elle raconte s'inscrit dans une réalité d'entreprise précise : la facture n'est pas celle d'un fournisseur inconnu, mais celle d'un fournisseur régulier, elle est produite de manière cohérente et n'éveille pas l'attention. Au-delà d'être formellement bien faite, cette fraude est foncièrement crédible.

Comment se défendre ?

Les banques sont très aidantes sur ce sujet. Quasiment tous les établissements bancaires ont des services dédiés pour lutter contre la fraude dans le traitement des paiements, mais aussi, en amont, pour aider les entreprises à identifier les risques. Beaucoup d’entre eux mènent régulièrement des actions de sensibilisation dans les entreprises, pour expliquer les ressorts de ce type de fraude et mettre les acteurs exposés au sein des organisations en situation de comprendre ses mécanismes et ses subtilités.

Les entreprises doivent vérifier qu'elles possèdent dans leur organisation les meilleures procédures et règles d'usage pour éviter ce type d’attaque. Ainsi, par exemple, une procédure simple comme la double signature, quand elle est systématisée, permet a priori de s'assurer qu'une personne seule, quand bien même elle serait très bien manipulée, ne pourra rien faire ; ou il faudra en manipuler deux, avec moins de chance d'y parvenir et une plus grande probabilité de repérer une transaction iconoclaste.

Mais au-delà des procédures, la lutte passe aussi par la création d’un climat de confiance dans l'entreprise. Il faut que toutes les parties prenantes – les collaborateurs travaillant à la comptabilité, à l'accueil, mais aussi au standard téléphonique, au courrier, au service informatique –, soient mises dans une situation de confiance, de telle façon que si elles constatent un incident un peu inattendu, le réflexe naturel soit de s'en ouvrir à leurs collègues ou à leur management. Car le silence des collaborateurs, dû à la crainte de se voir désavoué ou rebuffé par leur management, est un des ressorts utilisés par les fraudeurs. C'est donc aussi un travail à mener sur le type de management et le climat d'échanges créé dans l'entreprise : des systèmes très dirigistes, où la confiance et la libre expression ne sont pas de mises, créent des conditions favorables pour l'exécution de la fraude.

Pourquoi avoir invité un paléo-anthropologue à la tribune des journées de l'AFTE en novembre prochain ?

Pour les acteurs de la trésorerie, ces journées sont l'occasion d'échanger avec leurs pairs, de rencontrer leurs partenaires, de se renseigner sur les bonnes pratiques, mais cela doit être aussi l'occasion de prendre un peu de distance. En effet, nous sommes toujours un peu « le nez dans le guidon », très axés sur l'exécution de nos tâches. Et comment le faire mieux qu'en prenant un recul non pas historique, mais préhistorique ?

Pascal Picq nous montrera que certains des bouleversements que l'on peut constater aujourd’hui dans la conduite des affaires et l'environnement de travail, ne sont pas que le fruit de mouvements contemporains, mais l'héritage de notre histoire, au sens préhistorique du terme, et s’inscrivent dans des évolutions beaucoup plus profondes.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº788
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