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Economie bancaire

Faut-il une monnaie digitale de banque centrale ?

Créé le

21.02.2020

Plusieurs banques centrales réfléchissent à l’introduction d’une monnaie digitale de banque centrale (MDBC). Cette forme de monnaie est souvent perçue comme le pendant officiel des « cryptomonnaies » privées, susceptible de rendre les mêmes services, tout en offrant la sécurité d’une véritable monnaie. En élargissant considérablement l’accès à la monnaie banque centrale, elle va en réalité beaucoup plus loin et est susceptible de modifier le fonctionnement du système bancaire.

C’est en premier lieu la diminution de la demande d’espèces dans certaines économies comme la Suède, plutôt que l’émergence des « cryptomonnaies » privées (auxquelles le terme de « crypto-actifs » convient davantage), qui a encouragé les banques centrales à engager des réflexions visant à autoriser les agents non bancaires à détenir de la monnaie banque centrale sous une autre forme. Les travaux les plus avancés à ce jour sont d’ailleurs ceux de la Banque centrale de Suède (Riksbank) avec la e-krona.

Les « cryptomonnaies » émanent d’un courant libertarien dont la crise financière de 2008 fit le lit. Elles visaient à concurrencer les monnaies institutionnelles et à remettre en cause les business models des banques commerciales. Bref, elles se voulaient « disruptives » (pour reprendre un terme à la mode). Conscientes de la menace potentielle, les banques centrales en surveillent l’évolution comme le lait sur le feu mais les jugeaient, encore récemment, inoffensives [1] . Le projet de crypto-actif Libra annoncé par Facebook en juin 2019 et dont le lancement est prévu durant cette année a quelque peu changé la donne. Tout d’abord, Facebook, fort de ses 2,5 milliards d’utilisateurs actifs, confère au projet une dimension inédite. Ensuite, Libra revêt précisément la forme de crypto-actif qui a le moins la défaveur des banques centrales (adossement à un panier d’actifs sûrs libellés dans les principales devises, ce qui lui offre, contrairement aux crypto-actifs de type bitcoin, une valeur intrinsèque et non plus purement spéculative).

Aujourd’hui, la monnaie de banque centrale (ou base monétaire) n’existe que sous forme de réserves des banques commerciales auprès de la banque centrale et de monnaie fiduciaire (pièces et billets). L’essentiel de la monnaie revêt la forme de monnaie scripturale (dépôts bancaires), créée par les banques commerciales (« Les crédits font les dépôts »). Il s’agit donc d’une forme privée de la monnaie qui remplit parfaitement les trois fonctions traditionnelles (unité de compte, intermédiaire des échanges et réserve de valeur) puisqu’elle a « cours légal » [2] .

De prime abord, une monnaie digitale de banque centrale (MDBC) semble réunir le meilleur des deux mondes : caractère innovant des « cryptomonnaies », caractères d’une véritable monnaie (ce qu’elle est).

Penchons-nous sur le cas d’une MDBC de détail (par opposition à une MDBC de gros, accessible aux seuls intermédiaires financiers). Elle peut être envisagée comme un substitut à la monnaie fiduciaire sous format électronique accessible aux non-banques. Elle pourrait être stockée dans une application pour smartphone ou sur carte (modèle fondé sur les jetons ou token-based). Elle pourrait également être stockée sur un registre central ou un compte (modèle fondé sur le compte ou account-based model) auprès de la banque centrale géré par une banque commerciale (voire un autre intermédiaire).

À la différence de la monnaie fiduciaire, la MDBC de détail permettrait techniquement de transférer des montants importants avec des contraintes techniques (transport, délai) et des coûts considérablement allégés. À cet égard, il s’agit également bien d’un substitut à la monnaie scripturale de banque commerciale. Un seuil légal pourrait toujours être établi pour contenir l’usage de la MDBC en deçà d’un certain seuil (par exemple celui fixant la limite des paiements en espèces [3] , soit 1 000 euros) et ainsi en limiter notamment les usages délictuels et criminels encouragés par l’éventuel anonymat.

Dans une situation où les particuliers (ménages et entreprises) disposeraient d’un compte auprès de la banque centrale, celle-ci capterait une fraction importante des dépôts bancaires. Une MDBC transformerait le rôle des banques commerciales. La création monétaire serait largement transférée des banques commerciales vers la banque centrale. Les premières seraient certes toujours en mesure d’octroyer du crédit mais devraient refinancer l’intégralité de leurs prêts en monnaie centrale. Dans un contexte de taux redevenus positifs, la substitution du refinancement de la banque centrale aux dépôts à vue renchérirait le coût des ressources bancaires. La hausse des taux des prêts qui en découlerait pèserait sur les volumes de prêts et la dynamique de la masse monétaire.

Une MDBC serait donc loin d’être anodine. L’éventualité de son adoption et ses modalités doivent être mûrement réfléchies. La voie moins radicale d’une « digitalisation » de la monnaie scripturale de banque commerciale mériterait également d’être explorée.

 

1 Cf. L. Quignon, « Crypto-actifs : la Banque Centrale Européenne rassurante, mais vigilante », Revue Banque n° 833, mai 2019, p. 9.
2 Elle est convertible à tout instant et à parité avec la monnaie banque centrale sous forme de billets et pièces.
3 Pour les paiements de particuliers à professionnels ou pour les paiements entre professionnels (décret n° 2015-741 du 24 juin 2015). Pour les paiements entre particuliers, la loi ne prévoit pas de limite, mais exige un écrit au-delà de 1 500 euros.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº842
Notes :
1 Cf. L. Quignon, « Crypto-actifs : la Banque Centrale Européenne rassurante, mais vigilante », Revue Banque n° 833, mai 2019, p. 9.
2 Elle est convertible à tout instant et à parité avec la monnaie banque centrale sous forme de billets et pièces.
3 Pour les paiements de particuliers à professionnels ou pour les paiements entre professionnels (décret n° 2015-741 du 24 juin 2015). Pour les paiements entre particuliers, la loi ne prévoit pas de limite, mais exige un écrit au-delà de 1 500 euros.
RB