La loi du 26 juillet 2013 dite « de séparation et de régulation des activités bancaires » (ci-après la « Loi bancaire ») a été abondamment
commentée
[1]
. Pour mémoire, cette loi a institué un ensemble de règles applicables en cas de défaillance des établissements
bancaires
[2]
. L’Autorité de contrôle prudentiel et de régulation (ACPR) se voit dotée dans ce cadre de pouvoirs de
résolution
[3]
, parmi lesquels celui d’annuler ou de réduire les créances subordonnées détenues à l’encontre des établissements de crédit en situation de défaillance (bail-in). Le pouvoir de bail-in est utilisé en cas de redressement de l’établissement concerné et a pour objectif la restructuration du passif. Il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire confié à une autorité administrative portant directement atteinte aux droits de certains créanciers privés. L’exercice d’un tel pouvoir doit par conséquent respecter le droit de propriété, protégé par la Constitution.
En droit constitutionnel, le droit de propriété est protégé par deux articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC). L’article 2 de la DDHC prévoit d’une part les conditions dans lesquelles les atteintes à l’exercice du droit de propriété peuvent être réalisées. L’article 17 de la DDHC prévoit d’autre part les conditions de l’expropriation par laquelle une personne physique ou morale est privée de son bien. Nous vérifierons la conformité de la Loi bancaire au regard de ces deux articles.
Nous examinerons tout d’abord le pouvoir de l’ACPR de réduire les créances détenues sur les établissements de crédit en situation de défaillance au regard de l’article 2 avant d’examiner son pouvoir de les annuler, au regard de l’article 17. Enfin, la condition d’intérêt général étant commune aux deux articles, nous l’examinerons dans un troisième temps.
I. L’atteinte au droit de propriété au sens de l’article 2 de la DDHC
Selon le Conseil constitutionnel, « il résulte néanmoins de l'article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées [au droit de propriété] doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi
[4]
». Le juge constitutionnel ne tolère par conséquent une atteinte au droit de propriété que sous deux conditions : la présence d’une justification d’intérêt général et le respect de la proportionnalité par rapport à l’objectif poursuivi. Toute la difficulté réside dans la définition d’une « atteinte » au sens de l’article 2. Le Conseil constitutionnel est à cet égard lacunaire. Il se réserve un grand pouvoir d’appréciation. Néanmoins, nous savons que l’article 2 a vocation à contrôler les atteintes à l’exercice du droit de
propriété
[5]
. Autrement dit, même si le lien de propriété n’est pas rompu, le droit de propriété peut être atteint dans ces conditions d’exercice. C’est dans ce cadre que doit être comprise la protection de l’article 2.
En l’espèce, la loi permet à l’ACPR de convertir des créances en titres de capital. Cette conversion n’emporte pas la rupture du lien juridique unissant le créancier et sa
créance
[6]
. Les conditions d’exercice du droit au remboursement de la créance sont seulement transformées. Le créancier devenu actionnaire sera désormais désintéressé après tous les créanciers. Par conséquent, il s’agit donc d’une atteinte à l’exercice du droit de propriété au sens de l’article 2 de la DDHC.
Ainsi, après avoir identifié une atteinte à l’exercice du droit de propriété, le Conseil constitutionnel contrôle la proportionnalité de l’acte administratif concerné en confrontant l’atteinte au droit de propriété avec l’objectif d’intérêt général poursuivi par le
législateur
[7]
. Ce contrôle de proportionnalité s’effectue au cas par cas. Outre la poursuite d’un intérêt général, le Conseil constitutionnel évalue la proportionnalité de la disposition au regard de l’ampleur du champ d’application de la disposition.
Le contrôle du Conseil constitutionnel portant sur un objectif d’intérêt général sera étudié supra. Il nous a semblé opportun de regrouper les articles 2 et 17 pour ce contrôle dans la mesure où ces deux articles exigent la présence d’un intérêt général.
Pour être considérée comme proportionnée, la stabilité financière a vocation à être invoquée uniquement pour les établissements d’importance systémique, dont l’insolvabilité entraînerait une contagion sur l’ensemble du marché financier. Or, le champ d’application de la loi concerne également les établissements non
systémiques
[8]
. Par conséquent, il nous semble que la loi n’est donc pas proportionnellement limitée à l’objectif de la stabilité financière. Pour éviter cette inconstitutionnalité, le législateur aurait dû prendre en considération plusieurs critères distinguant l’importance de l’établissement : sa place, son importance dans le marché et le caractère essentiel des services qu’il
propose
[9]
. La réglementation financière distingue par exemple les établissements financiers systémiques (SIFI) définis par le Conseil de stabilité financière.
Selon nous, l’intérêt public, bien que
légitime
[10]
, ne saurait justifier l’étendue du champ d’application de la Loi bancaire. Les pouvoirs de l’ACPR sont trop étendus dès lors qu’ils seront susceptibles de s’appliquer à tout établissement dont l’activité « viendrait à présenter un risque spécifique au regard de la stabilité financière
[11]
».
II. L’expropriation au sens de l’article 17 de la DDHC
Pour qualifier la dépossession réalisée dans une procédure d’expropriation, le Conseil constitutionnel utilise la notion de « privation de propriété » qui renvoie à la rupture du lien de droit entre le propriétaire et son bien. Avant de vérifier le respect de l’article 17, il faut vérifier son applicabilité.
L’applicabilité de l’article 17
Pour appliquer l’article 17, le Conseil exige dans ce cas deux éléments : une rupture du lien de propriété qui porte sur un bien.
La première question porte sur le lien de propriété entre le créancier et son bien. Une rupture du lien de propriété suppose une privation de propriété, c’est-à-dire l’impossibilité d’exercer sur son bien un attribut du droit de
propriété
[12]
. La définition de la « privation de la propriété » relève de l’appréciation du juge constitutionnel. Ce dernier s’est cependant parfois contenté d’une « diminution du patrimoine
[13]
».
En l’espèce, le pouvoir de bail-in permet à l’ACPR d’annuler une créance subordonnée. Il s’agit, semble-t-il, d’une rupture du lien de propriété aboutissant à l’anéantissement définitif des attributs du droit de propriété. L’annulation de la créance s’apparente à une expropriation. Cependant, la jurisprudence du Conseil constitutionnel varie en fonction des faits de l’espèce.
On notera toutefois que la jurisprudence récente du Conseil est en pleine évolution. Celui-ci a ainsi récemment considéré que le transfert d’office de portefeuilles de contrats d’assurance prononcé par l’ACPR constitue une « privation de propriété » au sens de l’article 17 de la
DDHC
[14]
. En l’espèce, il s’agissait d’une société d’assurance mutuelle dont la santé financière critique nuisait à l’intérêt de ses clients – selon l’appréciation du collège de supervision de l’ACPR. Celle-ci a donc décidé d’engager à l’encontre de la société d’assurance une procédure de transfert d’office de son portefeuille. Le juge constitutionnel a jugé l’usage de ce pouvoir inconstitutionnel dans la mesure où il n’était pas compensé de manière certaine par le versement d’une indemnité quand le portefeuille était doté d’une « valeur positive
[15]
». Cette décision a été prise sur le fondement de l’article 17 de la DDHC. Un tel raisonnement devrait pouvoir s’appliquer par analogie aux établissements de crédit lorsque l’ACPR exerce le pouvoir de bail-in prévu par la Loi bancaire.
Cependant, le Conseil constitutionnel a précisé que cette décision ne préjuge pas de sa jurisprudence portant sur « le pouvoir de l’ACPR de prononcer d’office le transfert de tout ou partie d’un portefeuille de crédits ou de dépôts d’un établissement de crédit
[16]
». Une telle affirmation paraît surprenante, dans la mesure où il n’y a pas de différence de nature entre un portefeuille de crédits, de dépôts, ou de contrats d’assurance, puisqu’il s’agit dans les trois cas de créances. Afin d’assurer la cohérence de sa jurisprudence, il nous semble que le Conseil devrait préciser que l’article 17 de la DDHC est applicable à toutes les créances de somme d’argent qu’un créancier détient à l’encontre d’un établissement de crédit.
La seconde question est de savoir si une créance peut être qualifiée de « bien » au sens de l’article 17 de la DDHC. La jurisprudence du Conseil constitutionnel est sur ce point restrictive. En effet, ledit Conseil refuse d’appliquer l’article 17 de la DDHC aux biens incorporels – notamment aux créances, considérant que la créance représente seulement un droit personnel et non un droit
réel
[17]
. Cette position ne nous semble pas conforme à la réalité économique. Une créance représente en effet une valeur
patrimoniale
[18]
et cette jurisprudence sera sans doute amenée à prendre en compte cette
valeur
[19]
.
L’indemnisation juste et préalable
En cas d’application de l’article 17 de la DDHC, le versement d’une indemnité juste et préalable est une condition essentielle de la validité de l’expropriation.
La Loi bancaire prévoit certes une indemnisation des créanciers. Cependant, les modalités d’évaluation restent à la discrétion de l’ACPR. La seule limite est celle de suivre « les méthodes objectives couramment pratiquées en matière de cession totale ou partielle d’actifs de sociétés
[20]
». La pondération effectuée par l’autorité publique est encadrée par la valeur boursière des titres, la valeur des actifs, les bénéfices à réaliser et les perspectives d’activité. En d’autres termes, la loi précise les éléments qui doivent être valorisés par l’ACPR, mais en aucun cas les modalités de valorisation.
Or, la jurisprudence du Conseil est exigeante sur les modalités d’indemnisation qui doivent être prévues par le législateur. Depuis la décision dite «
nationalisation
[21]
», le Conseil exige des modalités d’évaluation précises, pour éviter « des inégalités de traitement dont l’ampleur ne saurait être justifiée par les seules considérations pratiques de rapidité et de simplicité
[22]
». En l’espèce, le pouvoir discrétionnaire de l’ACPR n’est encadré par aucune modalité d’indemnisation et nous semble susceptible d’entraîner des inégalités de traitements injustifiées. Sur ce point, la Loi bancaire est d’ailleurs allée nettement moins loin que la directive créant un cadre européen pour le redressement et la résolution des défaillances bancaires, qui prévoit la garantie d’un calcul de la valeur des actifs bancaires en fonction notamment de la probabilité de défaut, de l’étendue des pertes et d’une estimation de la valeur
comptable
[23]
.
III. La poursuite d’un intérêt général
Les articles 2 et 17 de la DDHC exigent tous les deux la poursuite d’un intérêt général. La définition de l’objectif d’intérêt général appartient au législateur. Le Conseil constitutionnel exerce uniquement un contrôle de l’erreur manifeste : il ne se substitue pas à l’appréciation du
législateur
[24]
. Le juge est quant à lui lié à la définition du législateur et doit vérifier au cas par cas si la condition d’intérêt général est remplie. Il ne lui appartient pas de définir la notion d’intérêt général.
En l’espèce, le législateur a prévu la possibilité de réduire ou d’annuler les créances dans le but de préserver la stabilité
financière
[25]
. La préservation de la stabilité financière devrait constituer un objectif d’intérêt général au sens de l’Article 17 de la DDHC. Le système financier est indispensable au fonctionnement de l’économie réelle, de sorte que l’on peut le qualifier « d’infrastructure socio-
économique
[26]
». L’administration, la répartition et la mise à disposition de moyens de paiement revêtent une importance essentielle au déroulement des opérations économiques des acteurs tant privés que publics. Il y a donc un intérêt général au maintien de la stabilité financière.
Pour autant, il convient de remarquer que le champ d’application de la poursuite de l’intérêt général n’est pas défini dans la Loi
bancaire
[27]
. L’ACPR dispose en effet d’un pouvoir discrétionnaire d’appréciation au cas par cas. La notion de « stabilité financière » adoptée par la Loi bancaire nous semble ici trop large et susceptible de recevoir des acceptions trop
différentes
[28]
pour s’inscrire dans les limites fixées par le Conseil constitutionnel. Cette imprécision pourrait bien être un élément supérieur qui tend à faire pencher la balance du contrôle de proportionnalité précédemment mis en évidence en faveur de l’inconstitutionnalité.
L’inconstitutionnalité de la loi en question
Par conséquent, la Loi bancaire, à défaut de prévoir un mécanisme d’indemnisation des créanciers satisfaisant, nous semble contraire aux articles 2 et 17 de la DDHC. D’une part, le respect de l’article 2 est conditionné à la proportionnalité du champ de la disposition ; d’autre part, l’insuffisance des garanties d’indemnisation prévues par la loi paraît contredire les dispositions de l’article 17. Une Question prioritaire de constitutionnalité pourrait aboutir à l’inconstitutionnalité de tout ou partie de ses dispositions.
1
De nombreux articles ont été rédigés sur les trois sujets majeurs de la loi : la séparation des activités utiles au financement de l’économie des activités spéculatives ; l’encadrement de l’activité des banques sur les marchés financiers et le renforcement des prérogatives de sanction dont est dotée l’Autorité des marchés financiers (AMF).
2
Ces carences ont amené les États en urgence à soutenir massivement les établissements bancaires en manque de liquidités (procédure du bail-out).
3
L’ACP est devenue « l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution » (ACPR), cf. article L. 612-1 modifié du Code monétaire et financier (CMF). Les nouvelles prérogatives confiées à l’ACPR sont prévues à l’article L. 613-31-16 du CMF.
4
Décision n° 2013-682 DC du 19 décembre 2013, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2014, cons. 79.
5
Décision n° 2010-60 QPC du 12 novembre 2010, M. Pierre B. [Mur mitoyen], cons. 3.
6
Ce point doit être distingué de la situation dans laquelle l’action – avant l’étape de la reconversion – est évaluée à zéro, Cf. S. Vermeille, J. Martinez et F.A. Papon, « La constitutionnalité du projet de loi « Macron » et l’éviction des actionnaires : la révolution n’a pas eu lieu »,
Revue Banque, disponible sur Internet : http://www.revue-banque.fr/risques-reglementations/article/constitutionnalite-projet-loi-macron-eviction-des.
7
Ce contrôle a été récemment exercé au cours de la célèbre décision sur la loi Florange, Décision n° 2014-692 DC du 27 mars 2014, Loi visant à reconquérir l’économie réelle, cons. 11.
8
Il est prévu à l’article L. 612-1 4° que l’ACPR veille «
à l'élaboration et à la mise en œuvre des mesures de prévention et de résolution des crises bancaires, prévues aux articles L. 613-31-11 à L. 613-31-17, dont l'objet est de préserver la stabilité financière, d'assurer la continuité des activités, des services et des opérations des établissements dont la défaillance aurait de graves conséquences pour l'économie, de protéger les déposants, d'éviter ou de limiter au maximum le recours au soutien financier public ». Le champ d’application de la loi demeure trop imprécis.
9
V., par exemple, le rapport du FMI sur cette question, « Guidance to assess the systemic importance of financial institutions, markets and instruments : initial considerations », 28 octobre 2009, disponible en ligne : https://www.imf.org/external/np/g20/pdf/100109.pdf.
10
Cf., infra.
11
Art. L. 613-31-11, al. 2, du CMF.
12
Décision n° 2010-60 QPC, M. Pierre B. [Mur mitoyen] 12 novembre 2010, cons. 5.
13
Décision n° 98-403 DC, Loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions, cons. 41.
14
Décision n° 2014-449 QPC du 6 février 2015, Sté Mutuelle des transports assurances (Transfert d’office du portefeuille de contrats d’assurances), cons. 4.
15
Commentaire de la décision n° 2014-449 QPC précitée, p. 11.
16
Ibid., p. 6.
17
Même si, dans sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel affirme se détacher de toute catégorisation civile du droit de propriété, il n’en demeure pas moins que ce qui gêne le Conseil constitutionnel est le lien qui unit le créancier et la créance, Cf., Décision n°2014-436 QPC du 15 janvier 2015, Mme Roxane S. [Valeur des créances à terme pour la détermination de l’assiette des droits de mutation à titre gratuit et de l’ISF].
18
J. Martinez et S. Vermeille, « Quand la Constitution s’en mêle »,
Revue trimestrielle de droit financier, n° 2, 2014, pp. 33-36.
19
Décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Loi de nationalisation, cons. 44 et 45 dans laquelle le Conseil constitutionnel censure une disposition au motif que le législateur n’a pas prévu dans la loi les garanties nécessaires à la valorisation de titres d’actions.
20
Art. L. 613-31-16. III du CMF.
21
Décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Loi de nationalisation.
22
Ibid., cons. 57.
23
Proposition de Directive au Parlement Européen et au Conseil établissant un cadre pour le redressement et la résolution des défaillances d’établissements de crédit et d’entreprendre d’investissement, Commission européenne, 6 juin 2012.
24
Voir par ex., Décision n° 86-207 DC des 25 et 26 juin 1986, Loi n° 86-793 du 2 juillet 1986 autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d’ordre économique et social (Privatisations, cons. 53.
25
L’article L. 612-1 du CMF est ainsi complété : «
De veiller à l'élaboration et à la mise en œuvre des mesures de prévention et de résolution des crises bancaires, prévues aux articles L. 613-31-11 à L. 613-31-17, dont l'objet est de préserver la stabilité financière, d'assurer la continuité des activités, des services et des opérations des établissements dont la défaillance aurait de graves conséquences pour l'économie, de protéger les déposants, d'éviter ou de limiter au maximum le recours au soutien financier public ».
26
H. Hofmann, Das Rettungsübernahmegesetz im Spiegel des Art. 14 III GG“, NVwZ 2009, p. 675.
27
A. Salord, H. Vauplane, « Le pouvoir de
bail-in correspond-il à une expropriation ? »,
Revue Banque, n° 765.
28
Ibid.