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Point de vue

Réguler le shadow banking : oui, mais avec discernement

Créé le

21.09.2012

-

Mis à jour le

26.09.2012

La réglementation du shadow banking, qui vise à un renforcement de  la stabilité financière, ne doit pas faire perdre de vue la nécessité d’assurer un financement adéquat de l’économie.

Considérez-vous que les travaux et publications diffusés depuis 1 an ont contribué à faire évoluer l’image quelque peu sulfureuse du shadow banking ?

Les travaux menés au niveau international comme européen ont permis d’incontestables progrès dans la compréhension du shadow banking, avec notamment l’adoption d’une définition commune de ce phénomène. L'expression shadow banking system désigne ainsi l’ensemble des mécanismes de crédit faisant intervenir des entités ou des procédés non soumis à la réglementation bancaire de droit commun.

Cette définition présente plusieurs mérites. Elle est d’abord universelle : s’il existe dans chaque pays une réglementation bancaire, celle-ci ne s’applique nulle part à toutes les institutions financières et à toutes les procédures d’emprunt.  Il existe ainsi partout un système parallèle ou alternatif de financement, qu’il est utile de pouvoir désigner d’une manière homogène à travers le monde. Cette définition est en second lieu très générale, puisqu’elle englobe sous un seul vocable un ensemble d’institutions et de modes de financements très divers, indépendamment de leurs caractéristiques  juridiques ou techniques particulières.

Comme vous l’avez rappelé, le shadow banking a en France une image souvent négative, car l’opinion l’assimile à des pratiques irrégulières ou frauduleuses. Cette image résulte, à mon avis, de deux difficultés de compréhension.

La première est de caractère sémantique : en français, le mot « ombre » a une connotation plutôt négative, ce n'est pas le cas de « shadow ». C’est d’ailleurs pour éviter cette difficulté sémantique que les autorités ont elles-mêmes suggéré d’autres expressions, telles que « finance parallèle », « alternative » ou « finance sur ressources de marché ».

La seconde difficulté est de caractère conceptuel. En France, la réglementation bancaire a toujours eu toujours eu pour principal fondement le contrôle du crédit. Conformément à la législation actuellement en vigueur, toutes les personnes qui effectuent à titre de profession habituelle des opérations de crédit sont ainsi soumises à agrément et à surveillance et sont d’ailleurs désignées sous l’appellation d’« établissement de crédit ». Nos concitoyens ont ainsi du mal à concevoir que des activités de crédit puissent être exercées par des entreprises non soumises à la réglementation bancaire. Mais il faut rappeler que la France est, de tous les pays de l’OCDE, celui qui a la conception la plus extensive de la réglementation bancaire et que, dans la plupart des pays développés, seules sont considérées comme banques et régulées comme telles les entreprises qui collectent des fonds du public. Les législateurs étrangers ont en effet pour principale préoccupation de protéger les déposants et non, comme en France, de réguler l’ensemble des activités de crédit. L’existence même du shadow banking comme son importance sont ainsi très liées à des choix d’organisation et de régulation de ces activités.

Quelles activités recouvre le shadow banking ?

Comme je l’ai rappelé, ce terme englobe l’ensemble de la sphère non bancaire, qui est par essence multiforme. Selon que l’on se situe aux États-Unis, en Chine ou en Europe, elle recouvre des réalités très différentes.

Comme chacun sait, aux États-Unis, une part très majoritaire du financement est assurée par les marchés. Le shadow banking y revêt ainsi une importance considérable : près de 80 % des actifs financiers y sont détenus par des intermédiaires financiers non bancaires, notamment des fonds, monétaires ou non, des institutions de retraite, des compagnies d’assurance, etc. À lui seul, le shadow banking system américain représenterait près de la moitié du crédit non bancaire de l’ensemble des pays développés. Le shadow banking « à l’américaine » recouvre toutes sortes de placements qui concurrencent les dépôts bancaires. Il peut s'agir de parts de fonds de titrisation, de hedge funds ou de fonds monétaires, qui offrent une rémunération supérieure mais aussi présentent des risques plus élevés pour les investisseurs.

Le shadow banking est également très important en Chine, puisqu’il pourrait représenter, selon la Banque Centrale, entre 30 et 50 % du PIB. Il est en revanche d’une nature très différente de celui des États-Unis. Pour des raisons tenant à l’organisation et au fonctionnement du système bancaire chinois, le crédit interentreprises s’y est fortement développé. De nombreuses entreprises industrielles ou commerciales éprouvent en effet des difficultés à obtenir des prêts bancaires et se procurent donc les ressources nécessaires auprès d’entreprises qui ont elles-mêmes accès au système bancaire. Les entreprises qui effectuent de telles opérations de crédit bénéficient naturellement de marges significatives, mais elles acceptent en contrepartie des risques qu’elles ne sont pas toujours en mesure de bien mesurer et de maîtriser. Le développement de cette forme de shadow banking fait ainsi naître un risque de défaillances en chaîne, non pas au sein du système bancaire mais parmi les entreprises non financières, phénomène inconnu aux États-Unis ou en Europe depuis plus d’un siècle. Il pose donc la question du champ de la régulation financière dans ce pays.

En Europe, l’importance du shadow banking est incontestablement moindre qu’aux États-Unis. Dans la plupart des États membres de l’Union, c’est en effet le système bancaire qui accorde et porte la part prépondérante des crédits aux agents non financiers (entreprises, ménages, collectivités publiques, etc.). Ce rôle s’explique par plusieurs facteurs : il est facilité par la définition traditionnellement très large du champ des activités ouvertes aux banques, que les règles communautaires habilitent à réaliser tous les types d’opérations financières (concept de banque universelle) ; il résulte également de l’intérêt clairement manifesté par la clientèle en faveur d'une offre large de services par leur établissement.

Pour autant, la législation comme les pratiques de chaque Etat-membre permettent à toutes les catégories de clients d’emprunter des fonds auprès d’autres organismes que des banques, par exemple auprès de sociétés de financement spécialisés, d’organismes d’assurance, d’institutions de retraite, d’OPC, etc. Il existe ainsi partout des modes de financement alternatifs au crédit bancaire, c'est-à-dire un shadow banking system, dont l’importance et la  nature diffèrent toutefois assez sensiblement d’un pays à l’autre. Celles-ci dépendent de considérations sociologiques, institutionnelles, fiscales ou juridiques propres à chacun d’entre eux et qui influent profondément sur le poids respectifs des ressources collectées par les diverses catégories d’institution financières  (banques, OPC, organismes d’assurance-vie et de retraite, etc).

Quelles que soient ces différences, il convient en revanche de souligner qu’en Europe, contrairement à d’autres parties du monde, tous les modes de financement, même alternatifs au crédit bancaire, sont soumis à un encadrement juridique particulier, visant notamment à assurer la protection des investisseurs. Si le shadow banking system n’est, par définition, pas soumis à la règlementation bancaire, chacune de ses  composantes n’en est donc pas moins régulée. Au sein de l’Union Européenne, toutes les catégories d’institutions qui proposent au public des placements (organismes d’assurance, institutions de retraite, OPC, etc.) et, plus généralement, toutes les personnes qui offrent au public des instruments financiers (actions, obligations, autres titres de créances, contrats à terme, etc.) sont en effet soumis à une réglementation et à une surveillance particulières,  dans des conditions de plus en plus harmonisées.

Comment parvenir à une harmonisation des réglementations telle que définie dès novembre 2008 dans l’agenda du G20 ?

C’est le Conseil de la stabilité financière (CSF) qui a été chargé de mettre en œuvre les orientations arrêtées par le G20 en la matière. Depuis 2008, il a pris une série d’initiatives, décrites dans les rapports périodiques qu’il prépare sur ce sujet à l’intention du G20 avant chacune de ses réunions. Il est à cet égard utile de se référer aux documents publiés les 12 avril 2011, 4 novembre 2011 et 13 mars 2012.

Parmi ces initiatives, on peut notamment citer l’élaboration d’une définition commune du shadow banking, le lancement de travaux d’identification et de mesure de ce phénomène dans les plus grands pays ainsi que la détermination de cinq domaines prioritaires de renforcement de la réglementation. Il s’agit des normes respectivement applicables :

  • aux opérations entre banques et entités financières non bancaires ;
  • aux fonds monétaires ;
  • aux autres entités composant le shadow banking system ;
  • à la titrisation ;
  • aux prêts de titres et aux opérations de pension (« repos »).
Il appartient aux autorités compétentes de chaque pays de préparer et d’adopter les mesures appropriées pour répondre aux objectifs fixés par le G20 et aux orientations arrêtées par le CSF. Ces orientations étant encore récentes et nécessitant des réflexions très approfondies, on ne peut  toutefois encore faire l’inventaire des actions entreprises dans chaque région du monde.

S’agissant de l’Europe, il convient de rappeler que, dans la plupart des domaines prioritaires définis par le CSF, il existait déjà une réglementation spécifique. Il n’est donc guère nécessaire de concevoir de nouveaux cadres. Il convient en revanche de s’assurer de l’adéquation des normes en vigueur aux nouvelles exigences de stabilité et de transparence. Les nombreux projets de directives ou de règlements en cours d’élaboration ou de discussion (CRD 4 et CRR, MIFID II, Directive EMIR, etc.) prennent naturellement en compte ces préoccupations internationales.

Le seul domaine où, en Europe, il n’existe pas aujourd'hui de cadre harmonisé est celui des conditions d’exercice, à titre de profession habituelle, d’une activité de prêt par des entreprises qui ne collectent pas de dépôts et qui ne répondent donc pas à la définition européenne d’établissement de crédit. Si les réglementations nationales de plusieurs États membres, notamment de l’Italie, de l’Espagne et de la France, prévoient une réglementation et une surveillance de ces entreprises, ce n’est pas le cas ni dans la majorité des États membres, ni au niveau de l’ensemble de l’Union. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le souligner dans plusieurs articles [1] , il serait tout à fait souhaitable que l’Union européenne se dote d’un cadre réglementaire harmonisé en ce domaine.

Bien entendu, il importe que la réglementation applicable aux différents segments de la finance permette de répondre aux besoins de tous les acteurs économiques. S’il convient évidement  de bien assurer la stabilité du système financier dans son ensemble et d’en renforcer  la transparence, il ne faut pas pour autant perdre de vue que la mission première du système bancaire et financier est de rendre possible un financement approprié de chaque catégorie d’acteurs. Chaque réglementation doit donc être conçue de manière à satisfaire les besoins des agents économiques, en tenant compte de manière adéquate des caractéristiques particulières de chaque pays ou de chaque zone.

Selon vous, les entités relevant du shadow banking devraient-elles être régulées à l’instar des banques, ainsi que le suggèrent certains observateurs ?

Comme l’a souligné le CSF, il importe que les règles applicables à chaque segment du système financier parallèle soient adaptées aux risques qu’il peut faire naître pour l’ensemble du système. L’élaboration de la réglementation devant régir un segment déterminé doit donc être précédée par une véritable « cartographie » de ces risques. Dans la mesure où, par nature, le shadow banking system n’utilise pas de dépôts, il ne fait pas courir au public les mêmes risques que les banques  elles-mêmes. Il n’y a donc pas de raison de principe qu’il soit soumis aux mêmes normes prudentielles que celles-ci. Réguler les entités relevant du shadow banking comme des banques reviendrait à nier les spécificités des autres catégories d’organismes financiers, par exemple des compagnies d’assurance, des institutions de retraite  des OPC, etc. Une telle décision conduirait, en outre, à faire en pratique disparaître toute faculté d’emprunt autre que le crédit bancaire, ce qui ne paraît guère compatible avec les exigences du développement économique ou du droit communautaire.

1 Voir notamment les articles du même auteur, respectivement intitulés « Quel champ pour la régulation bancaire et financière ?», Revue d’économie financière n° 101, mars 2011 ; « Les principales novations de CRD 4 », Revue Banque n° 741, novembre 2011, NDLR.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº752
Notes :
1 Voir notamment les articles du même auteur, respectivement intitulés « Quel champ pour la régulation bancaire et financière ?», Revue d’économie financière n° 101,