Les réformes de la zone euro engagées depuis fin 2018 expriment un consensus important sur des enjeux techniques visant la nécessaire réduction des risques financiers et la poursuite de la convergence des économies européennes. Elles sont toutefois loin de représenter un progrès ambitieux, qu’il n’est loisible d’espérer à l’avenir qu’au gré d’une confiance réellement retrouvée entre les capitales. Le point sur les dernières avancées et les négociations en cours.
« Historique », « minirévolution » : les mots choisis par le ministre français de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire [1], pour qualifier les derniers accords portant sur le renforcement de l’Union monétaire ne reflètent pas simplement l’importance particulière que la France accorde traditionnellement à cet enjeu. Ils expriment surtout une appréciation résolument positive du paquet de mesures engagé depuis décembre 2018 qui, de la réforme du Mécanisme européen de stabilité (MES) à la perspective de création d’un « instrument budgétaire de convergence et de compétitivité » (IBCC), vise à rendre la monnaie unique plus robuste. Pourtant, l’analyse de ce qui a été acté et la tournure heurtée des discussions sur les enjeux en suspens confirment que les progrès sur une refonte ambitieuse de la zone euro sont modestes et le resteront vraisemblablement dans les mois à venir. Dans ce contexte, il est utile d’analyser la portée réelle du train de réformes actuel au double prisme de l’efficacité économique et de la cohésion politique. Les changements opérés parviendront-ils réellement à favoriser la convergence et la résilience des économies de l’Union monétaire, particulièrement face à une nouvelle crise ? Si tel n’est pas le cas, quelles seraient les conditions d’avancées plus résolues sur ce volet important de l’intégration communautaire ?
Réformes récentes de la zone euro : plus d’avancées au plan technique que politique
Le dernier épisode de réformes de la zone euro s’est engagé à la fin de l’année 2018, sur la base de propositions formulées par la Commission à partir de décembre 2017 [2]. C’est au cours de la réunion des Sommets de la zone euro de décembre 2018 et de juin 2019 que les accords les plus significatifs ont été trouvés. A ainsi été actée l’adoption du « paquet bancaire », qui marque une étape importante vers l’achèvement des réformes réglementaires européennes d’après crise [3]. Dans le même souci de stabilité financière furent également agréés le principe d’un filet de sécurité (« backstop ») venant, depuis le Mécanisme européen de stabilité (MES), soutenir le Fonds de résolution unique (FRU) de l’Union bancaire, ainsi qu’un assouplissement des conditions d’éligibilité à deux instruments de précaution du fonds de secours européen (les ECCL et PCCL [4]) visant à aider des pays de la zone euro faisant face à des difficultés temporaires de financement [5]. Enfin, le principe, plus significatif sur l’échelle de la solidarité économique entre États, d’un IBCC fit l’objet d’un accord de principe. Globalement, ces mesures techniques marquent la volonté des États de poursuivre la réduction des risques financiers, de renforcer leurs dispositifs de crise et d’assurer la convergence effective de leurs économies.
Leur portée réelle est toutefois discutable, selon que l’on observe les dispositifs déjà largement actés dans leurs détails (paquet MES [6]) ou ceux faisant toujours l’objet d’une négociation (instrument budgétaire). Selon une note de Bruegel, les critères d’éligibilité du PCCL au sein du MES demeurent suffisamment stricts pour en exclure une dizaine de pays et ainsi empêcher le recours, qui lui est lié [7], au programme « Outright monetary transactions » (OMT) de la Banque Centrale Européenne (BCE) [8], tandis que la date d’entrée en vigueur du « backstop » est conditionnée à la réduction effective des prêts non performants [9]. Quant au futur budget, qui crée certes un précédent important, ses contours prévisibles font déjà douter de son efficacité : d’une part, le volume estimé de l’instrument (21 milliards d’euros initiaux), visant à soutenir financièrement des réformes structurelles et des programmes d’investissement, sera vraisemblablement bien trop modeste dans un premier temps pour assurer une quelconque fonction de stabilisation [10] ; d’autre part, l’autonomie de décision des États de la zone euro et la mise en œuvre effective de cofinancements nationaux pourraient être obérées. Surtout, le paquet acté n’inclut aucun progrès sur les enjeux de réforme les plus significatifs au plan politique et, partant, les plus conflictuels (finalisation de l’Union bancaire, mise en place d’un réel budget de stabilisation, révision des règles budgétaires européennes). À l’évidence, les désaccords entre les capitales demeurent, sur ces volets, encore trop vifs.Ainsi, s’il permet d’acter des progrès techniques importants, le momentum actuel de réformes de la zone euro manque d’ambition et de vigueur. En cela, il contraste avec la dynamique de changements observée au début de la dernière crise, de 2010 à 2012. Au cours de cette période furent en effet actés :
– la mise en place d’un dispositif partiel de résolution des crises, avec la création du Fonds européen de stabilité financière (FESF), transformé ensuite en MES ;
– la révision des règles budgétaires, avec le « two pack » et le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) ;
– un exercice de coordination plus effective des politiques budgétaires et structurelles promu par le nouveau Semestre européen ;
– le souci de contrôle et de réduction des divergences macroéconomiques des pays, soutenu par le « six pack » ;
– le lancement essentiel de l’Union bancaire et de l’Union des marchés de capitaux (UMC).
Les dirigeants européens apportaient alors, dans l’urgence, des réponses aux tensions financières mettant en cause l’avenir de l’euro, et comblaient, du même coup, plusieurs lacunes essentielles de l’Union monétaire, tant dans le champ institutionnel que réglementaire. Dans le même temps, la BCE sauvait, de facto, à partir de l’été 2012, la monnaie unique avec sa politique monétaire non conventionnelle. La zone euro dans son ensemble avançait dans les domaines de l’Union budgétaire, monétaire, économique, et financière, mais pas tellement politique. Les progrès ne furent pas faciles, car les tensions politiques portant notamment sur les responsabilités des États dans l’avènement et les réponses apportées à la crise restaient vives ; mais ils étaient réels. Cet élan a été interrompu ensuite en raison, essentiellement, de la réorientation jugée nécessaire des priorités européennes vers les enjeux régaliens (gestion des migrations, sécurité, défense, etc.) dans un contexte d’amélioration de la conjoncture économique et de réduction des risques financiers. Ainsi, les États ont collectivement choisi ne pas suivre la recommandation, pourtant logique, de Jean-Claude Juncker, qui invitait « à réparer le toit de l’Europe tant qu’il fait encore beau » [11]. Pis, ils n’ont même pas pu s’accorder sur les propositions, certes limitées, mais utiles à la convergence de vues et au raffermissement progressif de la confiance, formulées par la Commission en décembre 2017 [12].
D’autres réformes sont nécessaires
Pour rendre la zone euro plus robuste et efficace en termes de politique économique, les changements à opérer dans l’architecture de l’Union monétaire sont pourtant connus. Une politique monétaire unique implique normalement la création d’une capacité budgétaire contracyclique commune et la coordination effective des politiques budgétaires nationales. Un mécanisme de gestion des crises robuste [13] et une capacité d’investissement puissante servant à rehausser le potentiel de croissance sont également nécessaires. Par ailleurs, les politiques structurelles menées par les États doivent être suffisamment coordonnées afin de réduire l’ampleur des divergences macroéconomiques et, ainsi, les risques de crise. Enfin, les facteurs de production (capital et travail) doivent pouvoir circuler librement au sein de marchés intégrés pour assurer le financement de la production réelle, diversifier les risques financiers, et réagir à des chocs économiques [14]. Perdre de vue ces grands objectifs obère la convergence et la croissance de l’Union monétaire et l’expose à des crises qu’elle ne peut traiter qu’imparfaitement. La responsabilité actuelle des États et de leurs dirigeants face au caractère inachevé de la zone euro est donc double :
– d’une part, beaucoup d’entre eux n’assument guère les contraintes accrues de politiques publiques que leur impose leur appartenance à l’Union monétaire ;
– d’autre part, ceux-ci ne parviennent manifestement pas à trouver de grands compromis politiques sur les dossiers les plus significatifs à même d’améliorer réellement le fonctionnement de la monnaie unique.
Conserver, comme on le fait actuellement, la zone euro au milieu du gué demeure très problématique au regard des risques de retournement conjoncturel sévère ou de choc financier. En imaginant un scénario grave de crise de soutenabilité de la dette italienne provoquant une récession et un phénomène de contagion financière, par exemple, on peut craindre que les instruments à la disposition des dirigeants nationaux et européens seraient limités. En l’absence de budget de stabilisation, la possibilité d’une relance « fédérale » serait entravée. Il n’est pas non plus certain que la coordination effective des mesures budgétaires nationales s’opère de façon efficace dans un climat politique encore acrimonieux, malgré les démarches que seraient susceptibles d’engager en ce sens plusieurs dirigeants emblématiques. De même, le recours aux instruments du MES pourrait être obéré tant par les implications politiques de leur usage que par les moyens limités de l’institution. Seules resteraient possibles les mobilisations dans l’urgence du budget de l’UE, de la Banque européenne d’investissement (BEI) [15] et, bien sûr, de la BCE ; cette dernière pourrait, par de nouvelles mesures extraordinaires, exercer une pression sur les taux favorable au refinancement des États, octroyer des liquidités d’urgence, voire acheter davantage de titres de dettes publiques. On sait toutefois que le budget européen et la BEI n’ont pas de vocation contracyclique et qu’une telle politique monétaire, elle-même risquée, pourrait être entravée tout en ne résorbant pas les problèmes sous-jacents. Au total, l’architecture de la zone euro serait donc à nouveau éprouvée et la brèche de la défiance entre les États ravivée.
Une réforme plus ambitieuse implique plus de confiance entre États
En somme, le consensus actuel sur la réforme de la zone euro se caractérise par le primat de la logique de réduction des risques et des divergences structurelles sur celle de la solidarité et du pilotage proactif de la politique macroéconomique. Il reflète ainsi le poids politique prépondérant des États du Nord, prospères et rigoureux, et donc plus crédibles, quoiqu’évidemment peu coopératifs, sur les États du Sud, plus dispendieux, longtemps moins sérieux dans la conduite de leurs politiques publiques, et souvent discrédités par leurs troubles politiques et sociaux. On peut (et doit !) certes vivement regretter cet état de fait ; il montre que le consensus sur les lacunes de l’Union monétaire, les graves erreurs de gestion de la dernière crise, et les risques de réaction désordonnée à un éventuel nouveau choc, est encore trop faible. Mais ce serait une erreur de ne pas le comprendre. La logique d’un rapport de force brutal ne paraît pas non plus la plus avisée : dans le contexte politique actuel, qui voit les capitales se méfier régulièrement les unes des autres, toute provocation serait sans doute improductive. Dans ce contexte, il est logique de constater que des sujets tels que la révision approfondie des règles budgétaires [16], ou la perspective de mutualiser, d’une façon ou d’une autre, le financement des dettes publiques, ne susciteront pas d’accord dans un avenir proche. Les mois qui s’ouvrent ne feront sans doute aboutir qu’une version édulcorée du « budget de la zone euro » voulu par la France et quelques percées moins significatives sur la réglementation des marchés de capitaux.Pour avancer, la zone euro a essentiellement besoin d’une confiance affermie entre ses membres, une perspective pouvant se dégager au gré de trois réalisations. D’abord, celle de la réduction effective des risques. Si la proportion de créances douteuses des banques a significativement baissé au fil des dernières années pour ne s’établir, au troisième trimestre 2018, qu’à 3,3 % des encours de crédits dans l’Union, des disparités nationales fortes demeurent entre les pays du Sud (Grèce, Chypre, Portugal, Italie) et les pays du Nord [17]. La situation des finances publiques de plusieurs États (Italie, France) invite également à la vigilance. Des preuves de bonnes gestions nationales seraient, en deuxième lieu, souhaitables. Plusieurs États, en particulier au Sud, doivent poursuivre la mise en œuvre de réformes structurelles (retraites, marché du travail, réforme de l’État, etc.) à même de les rendre plus compétitifs et de réduire leurs déficits. Enfin, la coordination effective des politiques publiques doit être résolument poursuivie, en particulier au plan structurel dans le cadre des indications du Semestre européen, peu suivies d’effets [18], mais aussi au plan budgétaire dans le contexte actuel de retournement de conjoncture [19]. Ce processus peut être aidé par le nouveau Commissaire aux Affaires économiques, qui pourrait utilement expliciter et faire appliquer les règles communes, se tenir prêt à coordonner les réactions nationales en cas de crise, et faire avancer les débats (règles budgétaires, Union bancaire, actif sûr souverain).
Conclusion
Si la crise financière de 2008 a soudainement rappelé les vices de construction et les insuffisances de la conduite des politiques économiques dans la zone euro, la dynamique de sa réforme au cours des dix dernières années a été heurtée : à une période de changements majeurs effectués sous la pression des marchés et le risque d’explosion de l’Union monétaire a, essentiellement, succédé une phase de réflexions institutionnelles et académiques riches mais peu suivies d’effets. Certes, les réformes engagées actuellement par les dirigeants sont importantes car elles permettent de réduire des risques financiers en suspens, de créer des précédents, et de travailler le consensus sur des enjeux de long terme, tels qu’un véritable budget de stabilisation, la création d’un actif souverain sûr, ou la révision sans doute utile des règles budgétaires. Toutefois, les divisions héritées de la crise et la divergence des conceptions et des intérêts nationaux demeurent manifestement trop vives pour espérer des réformes substantielles dans les mois à venir. La zone euro a successivement besoin de rigueur collective, puis d’entente.
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