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Transition écologique

Nouveau reporting climat des investisseurs français : la qualité enfin au rendez-vous ?

Créé le

31.05.2021

Le gouvernement a modifié par décret fin mai* les obligations de reporting environnemental, social et de gouvernance qui pèsent sur les investisseurs français. Romain Hubert, de l’Institut de l’économie pour le climat-I4CE, explique pourquoi ce décret était attendu et nécessaire en matière de reporting climat. S’il salue l’option retenue pour enfin améliorer la qualité du reporting, il regrette que le décret n’incite pas les investisseurs à clarifier leur rôle dans la lutte contre les changements climatiques.

L’objectif du reporting climat est d’amener les investisseurs à fournir une information claire, concise, fiable et comparable sur la gestion de leur exposition aux risques climatiques – le risque de transition et le risque physique – et sur leur stratégie pour contribuer à la transition bas carbone. C’est un véritable défi technique pour les investisseurs, qui doivent trouver comment fournir une mesure convaincante de leur situation sur ces enjeux, et des indicateurs pour suivre leurs progrès.

Des années d’innovation (et de confusion) méthodologique

La première obligation de reporting pour les investisseurs français remonte à 2015, avec l’article 173-VI de la loi pour la transition énergétique et la croissance verte. C’était une première mondiale, dans un contexte où les régulateurs et les investisseurs découvraient seulement les enjeux du climat pour le secteur financier. Le régulateur cherchait alors à mobiliser une majorité d’acteurs financiers, à les inciter à développer des méthodes d’évaluation et les données nécessaires. Pour ce faire, le décret d’application de l’article 173-VI [1] demandait aux plus grands [2] investisseurs institutionnels et sociétés de gestion de portefeuille [3] d’expliquer et de justifier comment ils prenaient en compte les risques climat et comment ils contribuaient à la transition, sans formuler d’exigence méthodologique précise. Il laissait aussi le temps aux acteurs financiers de progresser, grâce à une logique du « comply or explain », l’investisseur pouvant éventuellement ne pas fournir une partie de l’information exigée s’il expliquait pourquoi il n’avait pas réussi à le faire.

Ces années de « reporting 173 » ont permis à des méthodes d’analyse variées de voir le jour. Sans surprise, cette première étape n’a pas suffi à assurer la qualité de l’information restituée par les investisseurs : cette qualité a été critiquée [4] à juste titre, y compris par les régulateurs [5] , jusqu’au dernier exercice [6] en 2020. En cause notamment l’utilisation de méthodes hétérogènes et opaques, développées de façon autonome par quelques fournisseurs de service, et aux résultats inégaux et peu comparables. On constate [7] par exemple que, selon l’outil d’analyse sélectionné, un même portefeuille peut apparaître largement compatible… ou incompatible avec une trajectoire de transition bas-carbone.

Le décret évite l’écueil de la standardisation des analyses

Le nouveau décret qui vient d’être publié – le décret d’application de l’article 29 de la loi énergie climat ou « décret 29 LEC » – doit permettre de franchir une nouvelle étape et d’améliorer drastiquement la qualité des informations publiées, en tenant compte des avancées méthodologiques qui ont eu lieu ces dernières années mais aussi des difficultés qui demeurent. Il doit le faire en tenant compte des évolutions à l’échelle européenne, inspirées de l’article 173 français : le règlement européen « Disclosure [8] » (ou « SFDR » pour Sustainable Finance Disclosure Regulation) vient en effet d’entrer en application le 10 mars, accompagné d’un projet de texte d’application [9] détaillé.

Pour améliorer la qualité du reporting, le décret aurait pu faire le choix de la standardisation. Il aurait été tentant en effet de rédiger des standards techniques auxquels les méthodes doivent se conformer. Toutefois, nos recherches montrent que l’état actuel des pratiques ne permet pas de mettre en œuvre une solution si tranchée. Si les méthodes commencent à faire émerger un patchwork de bonnes pratiques, il faut encore progresser sur beaucoup de zones d’ombre. Il faudra par exemple intégrer le progrès graduel des travaux de modélisation sur les impacts du changement climatique, et tenir compte de futurs progrès dans la disponibilité de données plus granulaires à l’échelle des entreprises. Par ailleurs, la transparence des méthodes reste limitée, et l’on manque encore de recul pour apprécier la plus-value de chacune d’entre elles.

L’heure n’est donc pas à la standardisation des méthodes. Pour améliorer la qualité du reporting, il nous semble plus judicieux de chercher à favoriser la diffusion des bonnes pratiques ; à augmenter la transparence des analyses ; à aiguiller les efforts de développement là où ils sont nécessaires. C’est le choix fait par le nouveau décret.

Le choix d’une approche par « critères de qualité » : une bonne option

Le nouveau décret propose en effet une alternative intéressante à la standardisation. Il prend le parti d’intégrer des critères de qualité méthodologiques minimum portant sur l’information demandée à l’investisseur. Par exemple, pour refléter l’incertitude sur la trajectoire de la transition bas carbone, l’investisseur devra publier son exposition au risque de transition en tenant compte de plusieurs scénarios de transition possibles, au lieu d’un seul. Le décret détaille aussi les éléments d’analyse qui sont jugés essentiels et qui méritent plus de transparence, comme les critères d’identification et de sélection des risques climatiques majeurs pour l’investisseur, aussi connus sous le nom de « l’analyse de matérialité financière ». Enfin, le décret demande à l’investisseur de publier un plan d’amélioration continue si certaines informations exigées ne sont pas divulguées.

Cette approche par « critères de qualité » permet de mettre en valeur les bonnes pratiques existantes et de stimuler le développement des bonnes pratiques qui manquent, tout en devançant le règlement européen « Disclosure ». Si certains craignent que cette approche soit lourde pour les investisseurs, aussi bien dans la collecte que dans le reporting des informations demandées, cette crainte ne nous semble pas justifiée. Toutes les informations exigées autour des méthodologies d’analyse elles-mêmes par exemple pourront être directement publiées par les fournisseurs de services.

Une opportunité manquée de clarifier le rôle des investisseurs

S’il y a un regret à avoir avec ce décret, c’est qu’il n’incite pas les investisseurs à clarifier leur « contribution » à la lutte contre les changements climatiques. Ce qui nous semble pourtant indispensable.

En effet, de plus en plus d’investisseurs mettent par exemple en œuvre des stratégies dites « d’alignement » de leurs portefeuilles sur des trajectoires de transformation de l’économie, et les résultats de ces stratégies sur l’économie réelle et les émissions de gaz à effet de serre sont très variables ! Un investisseur peut « aligner » son portefeuille en rachetant à un autre investisseur les actions d’une entreprise « verte », et en revendant à un autre les actions d’une entreprise « brune », sans améliorer l’activité de ces entreprises ni la durabilité de l’économie. À l’inverse, il peut contribuer activement à la transformation de l’économie en investissant dans des entreprises nécessaires à la transition bas-carbone et qui peinent à trouver des investisseurs pour grandir ; ou en participant à la réorientation des activités d’une entreprise « brune » de son portefeuille.

Les investisseurs manquent encore d’outils pour démontrer leur impact positif sur la transformation de l’économie réelle, mais de nombreuses initiatives prometteuses ont été lancées et la Secrétaire d'État chargée de l'Économie sociale, solidaire et responsable, Olivia Grégoire, a appelé [10] la France à développer son leadership international dans ce domaine. Le « décret 29 LEC » était l’occasion de demander aux investisseurs d’expliquer comment ils comptent – ou non – contribuer activement à la transition de l’économie. Il reste malheureusement flou sur ce point.

Attention à l’obsession du chiffre

Au-delà de cette opportunité manquée, un point de vigilance mérite d’être souligné : l’importance – trop forte – accordée aux estimations financières. Le décret incite en effet les investisseurs à publier une estimation en euros des pertes encourues dans leurs portefeuilles si les risques liés au climat se réalisent. Cela concerne autant les risques de transition que les risques climatiques physiques.

Cette idée semble à première vue intéressante : les estimations de pertes financières sont un indicateur pratique, par exemple pour comparer l’importance des risques liés au climat par rapport aux autres sources de risques financiers, sur un même portefeuille ou entre portefeuilles. Mais nos travaux de recherche [11] , appliqués au cas des risques climatiques physiques, ont montré la difficulté persistante à chiffrer les pertes en euros. Les résultats obtenus, s’ils sont fragiles, peuvent donner une fausse impression de précision et de comparabilité. En réponse à cela, certaines banques ont préféré se concentrer sur des systèmes de classification du niveau de risque climatique physique auquel leur portefeuille est exposé : de très faible à très fort, par exemple. Le résultat n’est pas parfait, mais il permet à ces banques de commencer à gérer ce risque sans attendre d’avoir une estimation fiable des pertes en euros sur l’ensemble de leurs portefeuilles.

Le décret aurait dû inciter les investisseurs à explorer davantage des indicateurs qualitatifs pour décrire et gérer leur exposition aux risques liés au climat. Le chiffrage ne doit pas devenir une obsession.

 

1 Décret n° 2015-1850 du 29 décembre 2015 pris en application de l'article L. 533-22-1 du code monétaire et financier. JORF n°0303 du 31/12/ 2015, texte n° 80 : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2015/12/29/FCPT1529597D/jo/texte.
2 Le reporting détaillé sur les enjeux climat a été demandé aux entités dont le bilan consolidé est supérieur à 500 millions d’euros, et pour les sociétés de gestion de portefeuille, pour chacun des organismes de placement collectif qu’elles gèrent et dont l’encours est supérieur à 500 millions d’euros.
3 Le décret de l’article 173-VI a couvert des entreprises d’assurance, mutuelles, institutions de prévoyance, sociétés de gestion de portefeuille, institutions de retraite complémentaire, l’Ircantec, l’ERAFP, la CNRACL, la Caisse des dépôts et consignations. Le récent décret de l’article 29 LEC étend le champ à d’autres institutions, notamment les établissements de crédit et entreprises d’investissement pour leurs activités de gestion de portefeuille pour le compte de tiers et de conseil en investissement.
4 Evain J., Cardona M. et Nicol M. (2018), « Article 173 : analyse du reporting climat des assureurs », I4CE-Institute for Climate Economics : https://www.i4ce.org/download/article-173-vi-bilan-du-reporting-climat-apres-deux-ans-dapplication/.
5 DG Trésor (2019), Bilan de l’application des dispositions du décret n°2015-1850 du 29 décembre 2015 relatives au reporting extra-financier des investisseurs (Article 173-VI de la loi de transition énergétique pour la croissance verte) : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2019/07/02/publication-du-bilan-de-l-application-des-dispositions-du-decret-2015-1850.
6 Novethic (2019), « 173 nuances de reporting – l’ultime saison » : https://www.novethic.fr/finance-durable/publications/etude/173-nuances-de-reporting-ultime-saison-novembre-2020.html
7 Raynaud J., Voisin S., Tankov P., Hilke A. et Pauthier A. (2020), « The Alignment Cookbook: A Technical Review of Methodologies Assessing a Portfolio’s Alignment with low-carbon Trajectories or Temperature Goal », Institut Louis Bachelier : https://gsf.institutlouisbachelier.org/publication/the-alignment-cookbook-a-technical-review-of-methodologies-assessing-a-portfolios-alignment-with-low-carbon-trajectories-or-temperature-goal/.
8 Règlement (UE) 2019/2088 du Parlement européen et du Conseil du 27 novembre 2019 sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers – SFDR. https://eur-lex.europa.eu/eli/reg/2019/2088/oj.
9 Les Autorités européennes de surveillance ont publié leur projet de texte d’application JC 2021 03 en février (https://www.esma.europa.eu/press-news/consultations/joint-consultation-taxonomy-related-sustainability-disclosures) puis ouvert une consultation publique sur une proposition de texte révisé JC 2021 22 en mars (https://www.esma.europa.eu/press-news/consultations/joint-consultation-taxonomy-related-sustainability-disclosures).
10 Ministère de l’Économie, des finances et de la relance et Finance For Tomorrow. « La France, pionnière de la finance à impact », communiqué de presse du 25 mars 2021.
11 Hubert R., Marginean I., Cardona M., Clapp C. et Sillmann J. (2021), « Addressing challenges of physical climate risk analysis in financial institutions », I4CE – Institute for Climate Economics et CICERO : https://www.i4ce.org/download/addressing-challenges-of-physical-climate-risk-analysis-in-financial-institutions/

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº858
Notes :
11 Hubert R., Marginean I., Cardona M., Clapp C. et Sillmann J. (2021), « Addressing challenges of physical climate risk analysis in financial institutions », I4CE – Institute for Climate Economics et CICERO : https://www.i4ce.org/download/addressing-challenges-of-physical-climate-risk-analysis-in-financial-institutions/
1 Décret n° 2015-1850 du 29 décembre 2015 pris en application de l'article L. 533-22-1 du code monétaire et financier. JORF n°0303 du 31/12/ 2015, texte n° 80 : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2015/12/29/FCPT1529597D/jo/texte.
2 Le reporting détaillé sur les enjeux climat a été demandé aux entités dont le bilan consolidé est supérieur à 500 millions d’euros, et pour les sociétés de gestion de portefeuille, pour chacun des organismes de placement collectif qu’elles gèrent et dont l’encours est supérieur à 500 millions d’euros.
3 Le décret de l’article 173-VI a couvert des entreprises d’assurance, mutuelles, institutions de prévoyance, sociétés de gestion de portefeuille, institutions de retraite complémentaire, l’Ircantec, l’ERAFP, la CNRACL, la Caisse des dépôts et consignations. Le récent décret de l’article 29 LEC étend le champ à d’autres institutions, notamment les établissements de crédit et entreprises d’investissement pour leurs activités de gestion de portefeuille pour le compte de tiers et de conseil en investissement.
4 Evain J., Cardona M. et Nicol M. (2018), « Article 173 : analyse du reporting climat des assureurs », I4CE-Institute for Climate Economics : https://www.i4ce.org/download/article-173-vi-bilan-du-reporting-climat-apres-deux-ans-dapplication/.
5 DG Trésor (2019), Bilan de l’application des dispositions du décret n°2015-1850 du 29 décembre 2015 relatives au reporting extra-financier des investisseurs (Article 173-VI de la loi de transition énergétique pour la croissance verte) : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2019/07/02/publication-du-bilan-de-l-application-des-dispositions-du-decret-2015-1850.
6 Novethic (2019), « 173 nuances de reporting – l’ultime saison » : https://www.novethic.fr/finance-durable/publications/etude/173-nuances-de-reporting-ultime-saison-novembre-2020.html
7 Raynaud J., Voisin S., Tankov P., Hilke A. et Pauthier A. (2020), « The Alignment Cookbook: A Technical Review of Methodologies Assessing a Portfolio’s Alignment with low-carbon Trajectories or Temperature Goal », Institut Louis Bachelier : https://gsf.institutlouisbachelier.org/publication/the-alignment-cookbook-a-technical-review-of-methodologies-assessing-a-portfolios-alignment-with-low-carbon-trajectories-or-temperature-goal/.
8 Règlement (UE) 2019/2088 du Parlement européen et du Conseil du 27 novembre 2019 sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers – SFDR. https://eur-lex.europa.eu/eli/reg/2019/2088/oj.
9 Les Autorités européennes de surveillance ont publié leur projet de texte d’application JC 2021 03 en février (https://www.esma.europa.eu/press-news/consultations/joint-consultation-taxonomy-related-sustainability-disclosures) puis ouvert une consultation publique sur une proposition de texte révisé JC 2021 22 en mars (https://www.esma.europa.eu/press-news/consultations/joint-consultation-taxonomy-related-sustainability-disclosures).
10 Ministère de l’Économie, des finances et de la relance et Finance For Tomorrow. « La France, pionnière de la finance à impact », communiqué de presse du 25 mars 2021.