« Les normes IFRS sont souvent contre-intuitives, trop axées sur le bilan »

Les entreprises cot&eacute;es ont l&rsquo;obligation de pr&eacute;senter leurs comptes consolid&eacute;s en IFRS depuis 2005. Quel bilan faites-vous de ce changement ? Les normes IFRS ont &eacute;t&eacute; con&ccedil;ues en ayant en t&ecirc;te la comparaison de tr&egrave;s grandes multinationales qui &eacute;taient simultan&eacute;ment cot&eacute;es aux &Eacute;tats-Unis et en Europe pour simplifier la vie des investisseurs et des analystes financiers en leur donnant les moyens d&rsquo;analyser plus facilement les performances des soci&eacute;t&eacute;s. L&rsquo;approche consiste &agrave; comparer les entreprises essentiellement par une approche bilantielle en minorant le r&ocirc;le de la performance incarn&eacute;e par le compte de r&eacute;sultat. Cela a &eacute;t&eacute; un changement culturel pour les entreprises et les analystes qui n&rsquo;est toujours pas pass&eacute; compte tenu de son &eacute;loignement de la &laquo; vraie vie &raquo;, mais cela a &eacute;galement jet&eacute; un vrai trouble dans l&rsquo;analyse de la performance des entreprises. Cette vision acad&eacute;mique souvent virtuelle a cr&eacute;&eacute; des normes instables, trop complexes et souvent &eacute;sot&eacute;riques qui ont creus&eacute; un foss&eacute; entre les dirigeants, l&rsquo;IASB, l&rsquo;AMF et les commissaires aux comptes. Les dirigeants ne s&rsquo;y retrouvent plus et plusieurs entreprises ont mis en place un deuxi&egrave;me jeu de comptes afin de mieux cerner leurs performances &eacute;conomiques et financi&egrave;res. Les dirigeants d&rsquo;entreprise con&ccedil;oivent difficilement que la comptabilit&eacute; soit si complexe qu&rsquo;il faille quinze jours &agrave; une cellule technique pour prendre position, sans parler des cas o&ugrave; les deux co-commissaires ont des visions diff&eacute;rentes. Quand les pr&eacute;sidents ont des difficult&eacute;s &agrave; comprendre leurs comptes, comment imaginer que les administrateurs les comprennent aussi et donc que la gouvernance de l&rsquo;entreprise puisse &ecirc;tre efficiente ? Quant &agrave; l&rsquo;illusion que les analystes financiers, pour qui on a invent&eacute; ce syst&egrave;me, y comprennent encore quelque chose, le paradoxe c&rsquo;est que les relations bilat&eacute;rales &laquo; off the record &raquo; entre analystes et dirigeants n&rsquo;ont jamais &eacute;t&eacute; aussi florissantes ! Quid de l&rsquo;information privil&eacute;gi&eacute;e ? Et je ne parle pas de l&rsquo;actionnaire individuel. L&rsquo;approche par la conformit&eacute; aux d&eacute;pens de la pertinence et de la mat&eacute;rialit&eacute;, tout comme l&rsquo;inflation significative des co&ucirc;ts d&rsquo;audit (souvent multipli&eacute;s au moins par deux) sans apport r&eacute;el de valeur ajout&eacute;e ont malheureusement contribu&eacute; &agrave; la d&eacute;t&eacute;rioration des relations de confiance entre dirigeants et auditeurs. Le mythe de leur pseudo sup&eacute;riorit&eacute; conceptuelle est d&rsquo;ailleurs battu en br&egrave;che : les 80 % de valeurs moyennes qui utilisent les normes fran&ccedil;aises sur Alternext sont globalement mieux valoris&eacute;es par les investisseurs que leurs &eacute;quivalentes cot&eacute;es sur le march&eacute; r&eacute;glement&eacute; qui publient leurs comptes en IFRS. Vous semblez tr&egrave;s critique &agrave; l&rsquo;&eacute;gard des IFRS. Pourquoi seraient-elles si difficiles &agrave; appliquer ? Les normes IFRS sont souvent contre-intuitives, trop ax&eacute;es sur le bilan, d&eacute;connect&eacute;es des flux de tr&eacute;sorerie. En p&eacute;riode de crise forte comme en 2008, elles ont &eacute;galement d&eacute;montr&eacute; qu&rsquo;elles &eacute;taient pro-cycliques et que la logique du mark to market cr&eacute;aient trop d&rsquo;instabilit&eacute; et de volatilit&eacute;. Des exemples concrets : En cas de rachat d&rsquo;entreprise, on doit allouer les &eacute;carts d&rsquo;acquisition. En poussant le raisonnement &agrave; l&rsquo;extr&ecirc;me, activer les contrats et les d&eacute;pr&eacute;cier revient &agrave; ne pas constater de r&eacute;sultat sur l&rsquo;entreprise achet&eacute;e pendant les cinq ans qui suivent. Quelle analyse faire de la soci&eacute;t&eacute; que l&rsquo;on a achet&eacute;e ? Autre exemple : la norme sur les indemnit&eacute;s de d&eacute;part en retraite. Dans une petite soci&eacute;t&eacute; cot&eacute;e, le management a pass&eacute; une journ&eacute;e enti&egrave;re pour savoir comment traiter l&rsquo;impact du changement de m&eacute;thode pour le calcul des indemnit&eacute;s de fin de carri&egrave;re (fin du corridor) sur les comptes n-1 (d&eacute;composition de l&rsquo;impact entre capitaux propres et r&eacute;sultat). Finalement, la soci&eacute;t&eacute; a refus&eacute; de payer un actuaire, trop co&ucirc;teux pour un impact in fine de 1 K euro. Tout cela pour donner une information qui concerne n-1 et que personne n&rsquo;ira regarder ; et o&ugrave; de toutes fa&ccedil;ons, il y a tellement d&rsquo;hypoth&egrave;ses (taux de rotation du personnel, taux de mortalit&eacute;, taux d&rsquo;actualisation, &acirc;ge de d&eacute;part &agrave; la retraite, &eacute;volution des salaires, &eacute;volution de la convention collective) que l&rsquo;on doit rester prudent sur l&rsquo;analyse qu&rsquo;on en fait. Le raisonnement vaut aussi sur les impairment tests : il y a tellement de variables dans les sc&eacute;narios de business plan qu&rsquo;ils sont extr&ecirc;mement difficiles &agrave; challenger. Sans parler de l&rsquo;impact sur les covenants bancaires. De plus en plus de dirigeants r&eacute;clament le r&eacute;amortissement des goodwills, une mesure simple, non pol&eacute;mique... Les provisions seraient pass&eacute;es avec beaucoup plus de bonne volont&eacute; si on pouvait les reprendre. En principe, les IFRS sont destin&eacute;es &agrave; uniformiser les comptes et permettre aux analystes et aux investisseurs de comparer les entreprises. N&rsquo;est-ce pas une vis&eacute;e plut&ocirc;t positive ? L&rsquo;uniformisation des normes comptables n&rsquo;est pas une mauvaise id&eacute;e en soi mais cette mission a &eacute;t&eacute; confi&eacute;e &agrave; des personnes qui ont une vision trop acad&eacute;mique de la comptabilit&eacute; d&rsquo;entreprise. On ne peut pas partir que d&rsquo;un raisonnement cal&eacute; sur ce qu&rsquo;on imagine que souhaiteraient les investisseurs et d&rsquo;un cadre conceptuel th&eacute;orique. Le pragmatisme demande aussi que l&rsquo;on s&rsquo;interroge sur les besoins des entreprises : elles ont besoin de normes stables, simples et compr&eacute;hensibles. J&rsquo;ai quand m&ecirc;me beaucoup de mal &agrave; admettre le postulat de l&rsquo;IASB que les investisseurs soient les utilisateurs des normes alors que les entreprises ne seraient que des pr&eacute;parateurs de comptes. Ce sont les entreprises qui sont les premi&egrave;res utilisatrices de leur comptabilit&eacute; ! Quant au dogme de la comparabilit&eacute; absolue, c&rsquo;est peu cr&eacute;dible. Il y a d&rsquo;ailleurs plusieurs options possibles dans certaines normes. De plus, le postulat de la comparabilit&eacute; repose non seulement sur les normes, mais sur les applications qui en sont faites. Suivant le commissaire aux comptes et les r&eacute;gulateurs, on constate r&eacute;guli&egrave;rement des &eacute;carts. Cf. le groupe de travail de l&rsquo;AMF qui s&rsquo;est pench&eacute; r&eacute;cemment sur les traitements comparatifs en particulier en termes de volum&eacute;trie de d&eacute;tails &agrave; fournir. C&rsquo;est un vrai enjeu de les appliquer concr&egrave;tement et intelligemment. Si le seuil de signification l&rsquo;emportait plus souvent sur la compl&eacute;tude et la conformit&eacute;, les comptes auraient plus de sens. La d&eacute;rive du nombre de pages d&rsquo;annexes (multipli&eacute;es par trois en quelques ann&eacute;es) en est l&rsquo;exemple le plus frappant. C&rsquo;est un enjeu de volont&eacute; politique et de courage pour le normalisateur et les r&eacute;gulateurs de privil&eacute;gier l&rsquo;intelligence des situations, le jugement professionnel et les seuils de mat&eacute;rialit&eacute; au confort de la compliance. Les IFRS sont appliqu&eacute;es depuis bient&ocirc;t 10 ans. Si elles sont si compliqu&eacute;es, comment expliquez-vous que les critiques n&rsquo;aient pas &eacute;t&eacute; entendues par l&rsquo;UE plus t&ocirc;t ? Je crois que l&rsquo;Union europ&eacute;enne n&rsquo;a pas vu les probl&egrave;mes venir. L&rsquo;Europe a abdiqu&eacute; sa souverainet&eacute; au nom de la convergence des normes comptables. Et ces derni&egrave;res qui auraient d&ucirc; rester un sujet r&eacute;serv&eacute; aux techniciens sont devenues un enjeu politique. Depuis 2007, nous avons demand&eacute; &agrave; ce que l&rsquo;on ouvre un chantier de r&eacute;flexion sur l&rsquo;application de ces normes. Pendant de longues ann&eacute;es, on nous a r&eacute;pondu que c&rsquo;&eacute;tait s&ucirc;rement un probl&egrave;me de comp&eacute;tence et de formation. D&eacute;sormais de plus en plus de voix s&rsquo;&eacute;l&egrave;vent contre les normes IFRS, comme en t&eacute;moigne la prise de parole de responsables de Big four tels que Jean-Luc Decornoy (KPMG). Il y a &eacute;galement eu le rapport AFEP/MEDEF en 2013 qui r&eacute;clamait une r&eacute;forme dans l&rsquo;&eacute;laboration des normes IFRS. Ou encore derni&egrave;rement, la coalition des normalisateurs nationaux europ&eacute;ens pour mettre en lumi&egrave;re la complexit&eacute; des IFRS (voir encadr&eacute;). Sans oublier le rapport Maystadt (voir page XX) destin&eacute; &agrave; redonner du pouvoir &agrave; l&rsquo;UE dans l&rsquo;&eacute;laboration des normes comptables. C&rsquo;est bien la preuve qu&rsquo;il existe des dysfonctionnements. Les IFRS sont utilis&eacute;es dans 120 pays. Comment font les entreprises ailleurs ? Ce d&eacute;bat n&rsquo;est-il pas franco-fran&ccedil;ais ? Non ce n&rsquo;est pas un d&eacute;bat uniquement fran&ccedil;ais, il y a eu plusieurs positions communes des entreprises europ&eacute;ennes. La complexit&eacute; est la m&ecirc;me pour toutes les entreprises qui appliquent les IFRS. 120 pays sont une r&eacute;f&eacute;rence int&eacute;ressante mais les &Eacute;tats-Unis ont refus&eacute; de les adopter et plusieurs de ces pays, m&ecirc;me s&rsquo;ils ont fait des d&eacute;clarations de convergence, ont exclu des normes qui ne leur convenaient pas (Canada, Japon, etc.). Ce serait surtout int&eacute;ressant de raisonner en pourcentage de la capitalisation mondiale. En revanche, l&rsquo;Union europ&eacute;enne a adopt&eacute; syst&eacute;matiquement la totalit&eacute; des normes &eacute;dit&eacute;es par l&rsquo;IASB sans &eacute;tudier les cons&eacute;quences concr&egrave;tes qu&rsquo;elles pourraient avoir, en particulier sur les entreprises plus petites. Pourquoi ne pas &eacute;tudier la possibilit&eacute; de certains carve out pour les valeurs moyennes ? De son c&ocirc;t&eacute;, l&rsquo;IASB a &eacute;volu&eacute; : le business model de l&rsquo;entreprise est davantage pris en compte et des consultations des parties prenantes sont organis&eacute;es. N&rsquo;est-ce pas un progr&egrave;s ? Pour le moment, ce n&rsquo;est pas s&ucirc;r. Attendons de voir les nouvelles nominations des trustees de la Fondation IFRS, pr&eacute;vues ce printemps. Actuellement, la majorit&eacute; des repr&eacute;sentants qui si&egrave;gent dans le syst&egrave;me de gouvernance de l&rsquo;IASB appartiennent &agrave; des pays qui n&rsquo;appliquent pas les IFRS. Se faire imposer des normes par des pays qui ne se les appliquent pas pose probl&egrave;me en termes de concurrence &eacute;conomique internationale et de comp&eacute;titivit&eacute;. En ce qui concerne la consultation, aucune entreprise moyenne n&rsquo;a jamais &eacute;t&eacute; sollicit&eacute;e. Tant mieux si cela change enfin. Je rappelle que les valeurs moyennes repr&eacute;sentent plus de 80 % des entreprises cot&eacute;es en France comme en Europe. Une r&eacute;forme de la gouvernance de l&rsquo;Efrag en vue de donner plus de poids &agrave; l&rsquo;Union europ&eacute;enne dans l&rsquo;&eacute;laboration des normes est en cours. Cela vous rassure ? Il appartient &agrave; la France comme &agrave; l&rsquo;Europe de prendre ses responsabilit&eacute;s. C&rsquo;est un vrai enjeu de politique gouvernementale, un enjeu strat&eacute;gique. C&rsquo;est pour cela que nous avions insist&eacute; aupr&egrave;s du Commissaire Barnier, d&egrave;s sa nomination, pour obtenir une r&eacute;forme. Le rapport Maystadt, qui vient tardivement, n&rsquo;est qu&rsquo;une premi&egrave;re &eacute;tape. Je pense qu&rsquo;il est indispensable d&rsquo;associer les normalisateurs nationaux dans cette d&eacute;marche et je veux souligner l&rsquo;implication dont ont fait preuve, entre autres, J&eacute;r&ocirc;me Haas, pr&eacute;sident de l&rsquo;ANC ou son homologue italien. Le retour en arri&egrave;re ne semble pas possible. Alors quels changements esp&eacute;rez-vous obtenir ? Nous ne rejetons pas les IFRS en bloc, mais nous regrettons qu&rsquo;elles aient &eacute;t&eacute; &eacute;labor&eacute;es sans concertation avec les repr&eacute;sentants d&rsquo;entreprises moyennes. Le corpus normatif est aujourd&rsquo;hui bien suffisamment riche et, a minima , un moratoire sur les nouvelles normes pendant quelques ann&eacute;es serait le bienvenu. Il faut se reposer la question de la pertinence de l&rsquo;application d&rsquo;IFRS 8 qui conduit &agrave; donner trop de d&eacute;tails dans les petites entreprises et pose des probl&egrave;mes en mati&egrave;re d&rsquo;information concurrentielle. Il faut surtout les appliquer avec discernement, se reposer la question des d&eacute;tails exig&eacute;s dans les annexes : La nomination r&eacute;cente par l&rsquo;AMF d&rsquo;un &laquo; M. PME &raquo;, sp&eacute;cialiste des normes comptables, est forc&eacute;ment un signe encourageant ! Esp&eacute;rons que la revue en cours d&rsquo;IAS 1 fasse que le principe de mat&eacute;rialit&eacute; l&rsquo;emporte sur les autres normes.

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