En décembre 2017, un petit groupe de banquiers centraux et de superviseurs bancaires originaires de huit pays s’organisa en réseau pour « verdir le système financier ». Depuis, les banques centrales et superviseurs de 91 pays les ont rejoints, montrant à quel point le changement climatique est devenu central dans la gestion économique publique. Le réseau ainsi constitué (NGFS
S’il y a pu avoir des réticences dans certains quartiers, la cause est aujourd’hui entendue : les banques centrales doivent s’impliquer dans la lutte contre le changement climatique. L’Union européenne ayant les objectifs de réduction des émissions les plus ambitieux, la Banque Centrale Européenne (BCE) devrait même avoir une longueur d’avance sur ses pairs comme la Réserve Fédérale. Mais la BCE n’est pas un acteur comme un autre. Elle agit au nom d’États qui lui ont délégué la responsabilité de la monnaie, selon les termes d’un mandat très clair : garantir la stabilité des prix, et, de façon subordonnée, soutenir la politique économique des pays membres. Généralement entendue comme un objectif de plein emploi, cette clause pourrait être étendue aux politiques climatiques. De plus, comme les États ont aussi confié à la BCE la responsabilité de superviser les banques, la prise en compte du risque climatique comme potentiellement déstabilisateur du système financier paraît aller de soi.
Le verdissement de l’action des banques centrales mérite pourtant réflexion. Tout d’abord, exhorter les décideurs économiques publics et privés à verdir leur action ne doit pas servir de prétexte aux politiques à éluder leurs propres responsabilités. Ensuite, en s’engageant concrètement dans l’effort de réduction des émissions, la BCE pourrait être amenée à envisager des décisions politiquement difficiles.
Les politiques de verdissement ne doivent pas servir d’excuse aux politiques
Le changement climatique en cours est existentiel, pour reprendre le mot de Mark Carney. Réduire les émissions de CO2, et le faire rapidement dans les économies développées, sont des impératifs sur lesquels s’est constitué un large accord. La grande majorité des économistes universitaires s’est rangée – une fois n’est pas coutume — à l’idée que l’action la plus efficace et la moins coûteuse économiquement est d’assigner un prix élevé et croissant aux émissions de CO2. L’appel des prix Nobels américains, la « Déclaration des économistes sur la tarification du carbone » lancée par l’Association européenne des économistes de l’environnement, soutiennent cette idée. L’extension du marché des droits à émettre du CO2 (ETS) et l’élaboration d’un ajustement carbone lié à l’ETS à la frontière de l'UE vont d’ailleurs dans ce sens, mais de façon limitée.
Les résistances politiques à une tarification du carbone sont en effet fortes. Grande est la tentation de s’en remettre à des politiques de subvention des énergies renouvelables, à des appels à la responsabilité des entreprises et à la finance verte en y incluant la BCE. Le risque est que les politiques, donc in fine, les électeurs, y voient une façon de se dédouaner de leurs propres responsabilités.
Comme le faisait remarquer Benoît Cœuré
Des stress-tests climatiques pour les banques et les assureurs
La supervision bancaire ne peut ignorer le changement climatique puisqu’il a et aura un impact croissant sur la qualité des actifs du système bancaire. Lors de la conférence Cygne vert de juin 2021, le Nobel d’économie Robert Engle a montré que les marchés financiers intègrent déjà le risque climatique dans le prix des actifs, mais partiellement seulement. Le FMI a suggéré depuis longtemps de concevoir des stress-tests liés au climat pour les banques. Il y a cependant encore loin de la coupe aux lèvres. Un rapport récent de l’Autorité bancaire européenne souligne qu’une plus grande transparence financière est nécessaire pour apprécier le risque climatique dans le bilan des banques, mais les « stress-tests » du système bancaire dont elle a la responsabilité, n’incluent toujours pas le risque climatique. L’autorité française de supervision des banques et des assureurs, l’ACPR, a fait preuve d’initiative dans ce domaine, en proposant un cadre analytique de stress-test des risques et des bilans, et en le mettant en œuvre sur une base volontaire et non coercitive. Les résultats, publiés en avril 2021 de façon agrégée sont particulièrement intéressants pour les assureurs, qui ont d’ailleurs mieux joué le jeu que les banques. Mais tant que le régulateur en chef n’aura pas indiqué les règles du jeu, les superviseurs nationaux et le superviseur en chef qu’est la BCE opéreront soit dans un espace virtuel, soit s’aventureront en terrain politique délicat.
Une politique de recherche ambitieuse pour éclairer décideurs et opinions
La recherche économique et monétaire offre une voie plus directe, puisqu’elle n’est pas politiquement contrainte. BCE et banques centrales nationales l’ont déjà largement ouverte. Par exemple, un papier de recherche
La BCE devra passer à la vitesse supérieure, de façon à estimer l’impact sur l’activité et les prix, non seulement du changement climatique, mais aussi des politiques de décarbonation cohérentes avec l’objectif de neutralité que s’est fixée l’UE pour 2050. À la différence de la modélisation économique traditionnelle qui peut prendre la zone euro comme un seul bloc, les chocs climatiques et les politiques de décarbonation ont à la fois une dimension supranationale, comme le système ETS, et des dimensions nationales. Expliciter de façon rigoureuse et quantifiée le lien climat-économie, en y incluant les conséquences des politiques de décarbonation serait un puissant moyen d’être entendu des opinions publiques et des décideurs politiques.
La politique monétaire face aux chocs climatiques
Reste la politique monétaire proprement dite – peut-elle être enrôlée au service de la lutte contre le changement climatique ? Dans la mesure où le changement climatique a des conséquences économiques et financières, la BCE est impliquée, par définition. Comme les chocs de nature climatique, qu’ils soient temporaires ou permanents, sont des chocs d’offre, réduisant ou augmentant l’offre de certains biens ou facteurs de production (via les migrations climatiques), ils sont difficilement traitables par la politique monétaire. Si la banque centrale peut s’accommoder d’un choc temporaire – par exemple, une augmentation temporaire des prix due à une sécheresse exceptionnelle ne doit pas entraîner de réaction monétaire — ce n’est pas le cas d’un choc permanent. Supposons que la croissance soit durablement réduite par le changement climatique. Alors, le taux d’intérêt d’équilibre qui ancre la politique monétaire serait lui-même diminué, impliquant toutes choses égales d’ailleurs des taux directeurs plus bas.
Mais qu’en est-il du choix des actifs mobilisés pour la politique monétaire ? Ne devrait-il pas favoriser les titres de dette d’entreprises climato-responsables, et punir celles qui le sont moins ? Christine Lagarde, en appelant de ses vœux une claire nomenclature des actifs selon leur degré de responsabilité climatique par l’Union européenne, indiquait que la BCE inclurait ces éléments dans ses opérations de politique monétaire à côté des critères traditionnels de liquidité et de risque
Une « décote verte » sur les dettes publiques ?
L’est-il vraiment ? L'économiste Christian Gollier pose souvent la question : lorsqu’un automobiliste émet 32 kg de CO2 en consommant 10 litres de diesel, qui est responsable, l’entreprise qui a extrait le pétrole, le raffineur, ou le consommateur ? Un peu déplaisante, sa réponse est qu’au bout du compte, c’est le consommateur final. Si l’on accepte cette analyse, le « verdissement » des actifs de la BCE prend une tout autre dimension. Imposer des pénalités aux titres de dette d’une entreprise pétrolière, par exemple, ne paraît pas plus justifié que d’en exempter la dette publique d’un pays dont les résidents ont une empreinte carbone plus élevée que celle de leurs voisins. La logique de verdissement des actifs de la BCE, dans les opérations de refinancement par exemple, devrait ainsi conduire à appliquer une décote aux titres de dette de leur pays, à raison de son empreinte carbone par habitant. Soyons concrets : selon les chiffres du Global Carbon Budget
En conclusion, il ne faut pas attendre de miracle du verdissement de la finance, y compris à la source même de la liquidité qu’est la BCE. Si l’on veut vraiment changer les comportements, les modes de production et de consommation, il faudra bien en venir à une tarification du carbone, quelle qu’en soit la source, production domestique ou importations. La BCE, en fournissant aux politiques et à l’opinion les éléments analytiques du lien climat économie, en incluant le risque climatique dans son évaluation des risques financiers et dans les stress-tests des banques, peut pousser les politiques à franchir le pas. Ce ne serait pas le moindre de ses mérites.