« Nous vivons aujourd’hui dans une économie spectacle. Ce qui s’est passé en 1990 semble avoir 3 000 ans. Le temps efface les propos et les concepts. » Ce regret a été formulé par l’économiste Jean-Marc Daniel, professeur à l’ESCP Europe lors d’une conférence organisée par l’école le 17 janvier dernier sur le thème « D’une crise à l’autre ». Quatre enseignants de la business school parisienne ont donné leur diagnostic de la crise actuelle, celle qui a commencé par les subprime et qui ne fait que se poursuivre avec les dettes souveraines. Certes, comme le rappelle Philippe Spieser, professeur de finance, « l’économie n’est pas une science expérimentale, les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets. L’une des raisons du silence de l’histoire est que l’ordre de grandeur des paramètres économiques en jeu n’est jamais comparable d’une crise à l’autre : en 1997, 800 milliards de dollars s’échangeaient quotidiennement sur le marché des changes dans le monde ; aujourd’hui, ce sont 4 000 milliards qui circulent. »
Irving Fischer et le déclenchement des dépressions
Pourtant, les grands noms de la pensée économique, même ceux du 18e siècle, ont beaucoup à dire sur la crise actuelle. Sur son déroulement notamment, à l’instar d’Irving Fischer, économiste américain mort en 1947, lequel expliquait que toutes les grandes dépressions résultent en premier lieu d’un surendettement associé à des périodes de boom consécutives à des innovations majeures, financières ou industrielles. Les anticipations de profits sont très élevées jusqu’au premier défaut de remboursement. Un affolement s’ensuit et des ventes massives d’actifs ont lieu, avec contraction de la vitesse de circulation de la monnaie, chute des profits, réduction de la production et de l’emploi, pessimisme des acteurs et donc thésaurisation, qui réduit un peu plus encore la liquidité en circulation. « C’est une description qui reste assez pertinente pour décrire la crise actuelle dans son ensemble », note Philippe Spieser.
Adam Smith et l’aléa moral
Pour Didier Marteau, professeur d’économie, l’un des éléments majeurs ayant conduit à la crise de 2008 est la normalisation comptable, avec le recours à la valeur de marché (mark to market), voire à la valeur de modèle (mark to model), ce qui est pire car cette dernière est excessivement opaque. Lorsqu’un actif valorisé pendant longtemps à un prix très élevé se révèle ne plus rien valoir, ceux qui supportent les pertes au final ne sont pas ceux qui sont à l’origine des opérations. « Il y a aléa moral, tel que l’a défini Adam Smith dans son cours de philosophie morale, assure Didier Marteau. Il y a maximisation de l’utilité individuelle sans prise en compte des conséquences défavorables de ces décisions sur l’utilité collective. » Cet aléa moral est amplifié par le principe des bonus dans la banque d’investissement. « Un bonus est une option d’achat gratuite sur le résultat. Si le résultat est positif, le trader touche une partie de ce résultat ; s’il est négatif, il ne touche rien. Les traders savent que le prix d’une option est fonction de la volatilité de son sous-jacent, à savoir, dans le cas des bonus, le résultat. Ils ont donc tout intérêt à ce que ce résultat soit volatil, ce que favorise la comptabilité en mark to market. » Or, souligne le professeur, « ce sont les banques d’investissement qui financent les organismes de normalisation comptable ».
Black-Scholes-Merton et la simplicité du modèle
Pour Hélyette Geman, professeur de finance, qui fustige l’excès d’exotisme dans les produits financiers, l’opacité et la complexité sont deux éléments constitutifs de la crise actuelle. « Lorsque le comité Nobel a décerné en 1997 son prix aux pères de la formule de Black-Scholes-Merton pour la valorisation des produits dérivés, il a appuyé sa décision en soulignant la belle simplicité du modèle, compréhensible par tous, des plus petits acteurs aux plus sophistiqués. » Rien de comparable donc avec l’opacité des « Bespoke CDO » et « CDO Square » créés dans la période pré-crise. « Nous avons assisté à la prise de contrôle de la finance de marché par des gens intellectuellement brillants mais ignorant tout de la théorie économique », souligne Hélyette Geman.
Robert Mundell et la zone monétaire optimale
La crise de la zone euro, elle aussi, est depuis très longtemps prédite par la pensée économique. « Dans le schéma keynésien IS/LM, le policy mix établit un rapport optimal entre la politique monétaire et la politique budgétaire. Or confier la responsabilité de la première à une seule entité et la seconde à 17 autres qui ne se coordonnent pas n’est pas une garantie de cohérence absolue », sourit Philippe Spieser. Sans compter la théorie de la zone monétaire optimale, évoquée pour la première fois en 1961 par l’économiste canadien Robert Mundell, qui rappelle les conditions de réussite d’une monnaie unique : pour Philippe Spieser, « lorsqu’une dévaluation n’est plus possible pour un pays, une mobilité parfaite des facteurs de production et une uniformité des conditions fiscales sont nécessaires pour que la zone monétaire soit optimale et durable. Mundell affirmait également l’importance d’une réelle implication politique : les monnaies sont l’expression de la souveraineté, et une union monétaire n’est possible que si elle s’accompagne de changements politiques profonds. » Des conseils de sage bien peu suivis…
William Phillips et le lien croissance-inflation
En revanche, la pensée économique est peu prolixe sur les stratégies de sortie de crise. Elle aide en tout cas à analyser les échecs rencontrés par les décideurs actuellement. « L’arbitrage dit de Phillips a conduit la Fed américaine à utiliser l’inflation pour générer de la croissance, explique Jean-Marc Daniel. Mais cette tentative est un échec : elle ne génère pas de croissance aux États-Unis, pas plus qu’elle n’y crée de l’inflation d’ailleurs. En revanche, elle génère de l’inflation où elle ne le devrait pas, à savoir dans les pays en développement. Cela conduit ces derniers à mener des politiques de ralentissement de la croissance pour juguler cette inflation. » Pendant ce temps, les pays développés ne résolvent pas leur triple problème de croissance, de chômage et de productivité : « Nos économies connaissent un fort taux de chômage, un taux de croissance qui, en phase haute de la conjoncture, n’atteint jamais la croissance maximale du cycle précédent, et des gains de productivité dits de substitution (on remplace les hommes par des machines pour produire la même chose) et non d’expansion (les machines servent à développer des produits supplémentaires). » On a donc une poche de chômage au Nord, une poche d’inflation au Sud, et des théories économiques à repenser pour relancer l’économie mondiale.