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Une application de l’analyse économique à la politique de concurrence : la réglementation des paiements par cartes

Créé le

30.09.2011

-

Mis à jour le

14.10.2014

L’évaluation de la commission d’interchange sur un paiement par carte ne peut se faire sur la seule base du coût d’un remplacement par un paiement d’une autre nature : chèque ou espèces. Il faut intégrer dans l’analyse la notion d’attractivité qu’inclut pour un commerçant le fait d’accepter des paiements par carte, qui peut se traduire par des ventes supplémentaires. Ce texte présente des extraits de l’analyse rédigée sur ce sujet  par Jean Tirole.

La mesure de ce que les commerçants sont « prêts à payer pour un paiement par carte » ou, autrement dit, de leur demande de paiements par carte, est une source de confusion. Pour dissiper cette confusion, il faut définir l’alternative à un paiement par carte : s’il n’est pas effectué par ce biais, le paiement prendra-t-il la forme d’espèces (dans lesquelles nous incluons, par abus de terminologie, non seulement les pièces et billets de banque, mais aussi les chèques, c’est-à-dire tous les moyens de paiement traditionnels) ? Ou la transaction sera-t-elle purement et simplement abandonnée, de telle sorte qu’il n’y aura aucun paiement ?

Le test du touriste

Même si l’on ne s’intéresse qu’à la première alternative, la substitution des espèces, identifier le prix que les commerçants sont disposés à payer suppose aussi d’opérer une distinction entre :

  • l’avantage net que retire le commerçant de l’emploi par son client d’une carte plutôt que d’espèces pour un achat donné (le coût net si cet avantage s’avère négatif) ;
  • ce que le commerçant est disposé à payer s’il cherche aussi à attirer le client dans son magasin.
Ces deux notions coïncident si le client entre dans le magasin sans connaître sa politique en matière d’acceptation de cartes, si, une fois à la caisse, l’ensemble de choix de moyens de paiement lui est dicté par le commerçant, et s’il a la possibilité de payer en liquide (ou par chèque). D’où la terminologie de «  test du touriste » utilisée dans un article que nous avons rédigé avec Jean-Charles Rochet en 2006 ; ce test a fait l’objet de débats nourris lors d’auditions devant les autorités de tutelle (Commission européenne et Réserve fédérale aux États-Unis) : «  Le niveau de la commission d’interchange aboutit-il à une commission commerçant qui inciterait le commerçant à refuser la carte d’un touriste qui a des espèces, à supposer que ce commerçant en ait la possibilité ? »

La demande du commerçant pour les cartes

Mais en général, la deuxième notion est plus englobante, dans la mesure où la considération d’attractivité s’ajoute à la première. Les clients peuvent s’enquérir si un magasin accepte leur carte bancaire avant d’y aller ou d’y entrer ; ils peuvent aussi être des clients réguliers, qui connaissent la politique du magasin en la matière. Quelle qu’en soit la raison, accepter la carte rend alors le magasin plus attractif et lui rapporte des ventes supplémentaires. Le commerçant peut donc accepter la carte alors même qu’il préfère que l’achat soit réglé par un moyen de paiement alternatif tel que des espèces ou un chèque ; autrement dit, le commerçant accepte de payer le niveau élevé de commission ex ante (c’est-à-dire avant que le client ne décide de visiter son magasin), mais non ex post (une fois que le client est captif). Il apparaît clairement, par exemple, que l’acceptation par les commerçants des cartes American Express impliquant une commission de 3 % ou 4 % du montant de la transaction (comme c’était le cas pendant longtemps) était motivée par le désir d’attirer les clients (généralement aisés) détenant une carte American Express plutôt que par la volonté d’économiser sur le coût des transactions en espèces, pour élevé qu’il puisse être. Le tableau 1 recense les divers éléments faisant partie de la propension à payer aux sens strict et large.

Soit S l’économie sur les coûts et A les avantages résultant de l’attractivité accrue du magasin quand il accepte la carte. Soit Ca le coût d’une transaction pour l’acquéreur. Une commission d’interchange égale à S-Ca aboutit à une commission égale à S une fois que les acquéreurs en concurrence ont ajouté leur coût d’acquisition à la commission d’interchange. Par conséquent, ex post (au moment du paiement), le commerçant est indifférent quant au choix d’un paiement par carte ou en espèces. Au contraire, pour attirer un client, il accepte de payer une commission égale au maximum à S+A, ce qui veut dire qu’il accepte les cartes sur lesquelles la commission d’interchange n’excède pas S+A-Ca.

La première entrée dans les concepts stricto et lato sensu est généralement appelée « substitution d’espèces » même si, bien entendu, « espèces » doit être compris au sens de « chèques et espèces » ; ses ingrédients sont simples. Au contraire, la seconde entrée « ventes perdues » appelle une explication de texte, aussi bien dans son acception stricte que dans son acception large.

Intégrer dans l’analyse la notion de ventes perdues....

Supposons tout d’abord qu’un client entrant dans le magasin n’ait pas suffisamment d’argent sur son compte bancaire pour acheter immédiatement le bien ou service qu’il désire. Soit il n’avait pas prévu cet achat, soit il trouve que les frais et coûts de transaction liés à la demande d’un découvert à sa banque sont rédhibitoires. Si le commerçant n’accepte pas les cartes de crédit, la transaction n’aura pas lieu, avec à la clef une perte pour le titulaire de la carte, mais aussi pour le commerçant, qui sera ainsi privé de sa marge (parfois substantielle) sur le bien vendu au détail [1] . Éviter de perdre une vente constitue donc un avantage certain pour le commerçant. Il existe des preuves indirectes que cet avantage peut être important : pour les biens durables, il n’est pas rare que les grands commerçants offrent et subventionnent d’eux-mêmes des crédits, malgré les inefficiences que ces crédits engendrent (telles que les frais supplémentaires résultant de la conclusion d’un nouveau contrat de prêt et de la multiplication des créanciers du client, qui complique la surveillance de sa solvabilité).

Même pour les cartes de débit, il peut arriver qu’il n’existe aucune possibilité de paiement par chèque ou en espèces, de telle sorte que la vente est perdue. Dans le cas d’un magasin « physique », il se peut que le client pressé n’ait pas de chéquier sur lui et qu’il n’y ait pas de distributeur automatique de billets à proximité ; ou encore que le magasin (par exemple un fleuriste [2] ) soit joint par téléphone. Le commerce électronique, et cela est encore plus important, est grandement facilité par l’utilisation des moyens de paiement électronique. Les espèces ou les chèques ne peuvent être aisément substitués aux cartes bancaires pour les achats en ligne.

Dans un cas comme dans l’autre, l’alternative à une transaction par carte n’est pas une transaction en espèces, mais pas de transaction du tout.

... et ses conséquences sur les commissions d’interchange

La littérature économique s’est intéressée en priorité au choix du commerçant par le titulaire d’une carte bancaire et à la détermination conjointe par lui-même et son client de l’instrument de paiement au moyen duquel ils réaliseront leur transaction [3] . En revanche, elle s’est rarement penchée sur la possibilité d’une vente perdue, qui en pratique semble importante pour les parties. Les ventes perdues sont donc un thème de réflexion prioritaire pour les décideurs comme pour les universitaires (sur le plan tant théorique qu’empirique), mais nous pouvons néanmoins avancer quelques hypothèses.

La question qui importe à la société est de savoir si les utilisateurs finaux (c’est-à-dire les titulaires de cartes et les commerçants) s’imposent mutuellement des externalités et, dans l’affirmative, de déterminer comment on peut les amener à internaliser ces externalités. En d’autres termes, on doit se demander (a) ce que sont ces externalités et (b) comment on peut utiliser la commission d’interchange pour amener les parties à internaliser les externalités qu’elles s’imposent réciproquement.

Par exemple, augmenter la commission d’interchange sur les cartes de crédit revient à les rendre moins chères pour les consommateurs et les incite donc à en avoir une et à s’en servir. Cette politique crée pour le commerçant un avantage qui entre dans le champ de la définition au sens étroit. Le risque de perte d’une vente entre aussi dans le champ de la définition au sens large (attractivité) ; supposons, en effet, qu’un consommateur détienne une carte de crédit et que, n’ayant pas suffisamment de liquidités sur son compte bancaire, il envisage un achat à crédit chez un commerçant. Cet achat est impossible – ou coûteux pour le consommateur – si le commerçant refuse la carte de crédit. L’acceptation des cartes de crédit contribue donc à l’attractivité du commerçant.

1 Si, au lieu de cela, le client quitte le magasin, obtient un crédit de sa banque ou d’un ami ou revient au magasin pour acheter le bien ou service qu’il convoitait, il existe aussi un coût social, mais d’une autre nature, puisque le coût est supporté par le consommateur et donc totalement internalisé par lui. 2 Certains lecteurs se souviendront aussi des coûts de transaction et délais liés à un achat par téléphone auprès d’un magasin de discompte suivi de l’envoi d’un chèque. 3 À l’exception notable de Rochet-Wright (2010).

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº741bis
Notes :
1 Si, au lieu de cela, le client quitte le magasin, obtient un crédit de sa banque ou d’un ami ou revient au magasin pour acheter le bien ou service qu’il convoitait, il existe aussi un coût social, mais d’une autre nature, puisque le coût est supporté par le consommateur et donc totalement internalisé par lui.
2 Certains lecteurs se souviendront aussi des coûts de transaction et délais liés à un achat par téléphone auprès d’un magasin de discompte suivi de l’envoi d’un chèque.
3 À l’exception notable de Rochet-Wright (2010).