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Macroéconomie

L’état naturel du capitalisme, c’est la déflation !

Créé le

17.12.2014

-

Mis à jour le

23.12.2014

Objet d’inquiétude, la baisse de l’inflation n’en est pas moins logique au regard des mutations profondes que connaissent nos économies. Si le XXe siècle a été celui de l’inflation, il n’en sera vraisemblablement pas de même pour le XXIe siècle.

Affirmation provocatrice, pour ne pas dire iconoclaste dans la deuxième partie du XXe siècle, la question de la déflation est aujourd’hui d’actualité sans que l’on ne sache s’il s’agit de circonstances particulières liées à l’atonie de l’économie – notamment européenne – ou à la guerre des prix sur le pétrole, ou bien d’un phénomène durable.

D’un point de vue purement conceptuel, produire plus pour moins cher est l’objectif et l’état normal du capitalisme ; la hausse des prix n’est en fait justifiée que par les innovations technologiques incorporées dans le produit.

La parenthèse inflationniste du XXe siècle et ses ressorts

De fait, l’inflation qui a marqué une grande partie du XXe siècle me semble être une parenthèse dans l’histoire du capitalisme. Elle est liée à trois phénomènes aujourd’hui disparus :

  • deux grandes guerres mondiales et les périodes de reconstruction qui ont suivi ;
  • des économies fermées ;
  • une variable exogène : le pétrole.
Il est clair que dans des économies fermées, la courbe inflation-chômage, dite « de Phillips », est particulièrement pertinente : les salaires augmentent le pouvoir d’achat, la consommation se porte sur des biens produits nationalement… dont les prix augmentent et le processus inflationniste s’installe. Ce processus, vertueux tant qu’il reste modéré, devient destructeur pour l’équilibre social quand l’inflation est trop importante. Il est clair que, dans des économies ouvertes, le pouvoir d’achat ne se porte pas nécessairement – pour ne pas dire de moins en moins – sur les produits et services nationaux, et ce processus d’inflation n’existe donc plus. La meilleure illustration en est les relances de type keynésien lors de la crise de 2008 qui se sont traduites par une hausse des importations dans les pays développés… et des salaires et de l’inflation en Chine.

La globalisation et les gains de productivité liés aux révolutions technologiques ont mis fin à ce processus d’inflation ; de leur côté, les déficits publics et les ratios de dette sur PIB rendent impossible la poursuite de cette voie du financement de la croissance à crédit, qui consiste à transférer le problème sur les générations futures.

Dernier paramètre du processus inflationniste : l’énergie. De fait, à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, l’énergie, son approvisionnement et son coût ont été le fil conducteur de la croissance, de l’inflation, de la majorité des crises et donc de la géopolitique.

Un remède qui ne guérit pas

Ainsi, après la ruée vers l’Ouest et la recherche de l’or noir au XIXe siècle, les États-Unis prirent conscience, dès 1945, que la courbe de consommation était supérieure à celle de la production et des accords secrets d’approvisionnement à long terme furent passés avec l’Arabie saoudite. La situation empira dans les années 1960 et poussa les États-Unis, en 1971, à stopper la convertibilité du dollar en or pour essayer de payer l’or noir en « monnaie de singe ». La réponse politique vint, dès 1973, avec le triplement du prix du pétrole sur fond de guerre du Kippour. La spirale infernale de l’inflation et de la récession s’enclencha, les Américains cherchant une solution politique avec l’Iran via un soutien indéfectible au Shah, dont on connaît l’issue en 1979.

De cet « impôt » mondial qui consiste en un transfert massif de richesses des pays consommateurs, généralement industriels, aux pays producteurs, sans s’interroger sur le caractère moral, on peut juste constater que les pays industriels n’ont dans leur ensemble pas su s’adapter, et que l’inflation, les déficits publics et la dette ont été des remèdes qui ont évité l’effondrement des économies, mais ne les ont certainement pas guéries.

Le pétrole de schiste complique la donne

Aujourd’hui, les prix de l’énergie baissent et, au-delà de la dimension politique, il y a aussi une réalité économique forte : le recul actuel du prix du pétrole n’est manifestement pas lié à l’atonie de la demande mais surtout à la hausse récente de la production mondiale. Les dernières estimations de l’Agence internationale de l’énergie montrent que l’excédent serait d’environ 500 000 barils par jour pour une demande mondiale estimée à 92,5 millions de barils par jour (mb/j), soit un excédent modeste de 0,5 % de l’offre sur la demande.

L’enjeu n’est donc pas à court terme ; l’Arabie saoudite, qui avait augmenté sa production pour compenser la disparition (temporaire) des exportations libyennes, pourrait revenir à son volume ex-ante et le prix se stabiliserait autour de 80 dollars le baril. Le jeu s’est singulièrement compliqué avec la croissance de la production américaine de pétrole de schiste qui est de 1,3 mb/j en rythme annuel contre une croissance de la demande mondiale qui n’est plus que de 0,7 mb/j. La différence correspond donc peu ou prou à l’excédent courant du marché.

Si la demande mondiale n’augmente pas au moins d’autant, donc si la croissance économique ne repart pas, cela signifie que pour stabiliser les cours, l’Opep serait condamnée à réduire sa production pendant dix ans et de fait céder ses parts de marché à un concurrent direct. Couper sa production revient non seulement à perdre des parts de marché mais surtout à garantir à ses concurrents des niveaux de prix qui permettent le développement de leurs capacités futures. Loin de se résoudre, le problème s’accroît au fil du temps. L’Arabie saoudite a déjà tranché en confirmant qu’elle n’a aucune intention de réduire ses exportations à court terme. Ce qui est certain, c’est qu’après dix ans de production à pleine capacité vendue à des prix jamais connus, l’ensemble des producteurs de pétrole viennent d’entrer dans une période beaucoup plus difficile dont la durée dépendra du retour de la croissance mondiale… Tout cela sans compter sur les évolutions technologiques et le besoin impératif de continuer le développement des énergies propres si l’on ne veut pas détruire la vie sur la planète à l’horizon de nos enfants.

L’économie de la connaissance et du partage : nouveau paradigme pour l’inflation

Au total, les trois moteurs historiques de l’inflation sont donc en panne et à l’inverse, des moteurs de « déflation » ou de croissance alternative sont bien en route.

Prise de conscience de l’ère anthropocène où nous consommons plus de la planète que ce qu’elle produit – avec les dérèglements hydriques et climatiques qui en résultent –, baisse du pouvoir d’achat dans les pays occidentaux, évolution phénoménale des technologies, tout concourt à une économie naturellement « déflationniste », ou a minima sans inflation.

Deux facteurs structurants soutiennent clairement cette position.

Premièrement l’ère post-industrielle est celle de l’économie de la connaissance, dont le coût de production est marginal et les matières premières infinies. La meilleure illustration est celle de l’Encyclopédie Universalis versus Wikipédia : la première était fabriquée, utilisait du papier et sa vente rentrait dans le PIB, alors que Wikipédia est gratuit, utilisé tous les jours, ne rentre pas dans le PIB et peut être utilisé simultanément dans le monde entier. On sent confusément que l’Internet de l’objet, le big data et, d’une manière générale, les technologies de l’information sont des processus à forte valeur ajoutée mais dont la composante « matière première » est faible et surtout marginalement quasiment inexistante, qu’elles soient utilisées par une personne ou un milliard de personnes. Le deuxième point fait également référence à la technologie et son impact dans les modes de consommation. La fin du XXe siècle a été marquée par le développement de la coproduction grâce à la mondialisation, l’effondrement de l’Union soviétique et l’entrée dans le monde capitaliste de la Chine. Pour simplifier, l’iPhone est conçu en Californie, ses composants fabriqués un peu partout en Asie, il est assemblé en Chine, la notice imprimée à Singapour, et il est distribué partout dans le monde. Le XXIe siècle sera à l’évidence, et grâce à la technologie, celui de l’univers « co- » : Airbnb, qui exploite des millions de mètres carrés sans être propriétaire d’un seul, l’Autolib, qui se développera en parallèle des moteurs électriques ou à hydrogène, le Pay-per-View plutôt que l’achat de DVD, le recours « institutionnalisé » au viager face à l’allongement de la durée de la vie et de la baisse des retraites… Autrement dit, une séparation de plus en plus forte de la propriété de l’usage. Là également, on ne peut que se réjouir de cette situation, que ce soit pour le niveau de vie des personnes comme pour l’évolution de la vie sur la planète.

Il n’en demeure pas moins qu’une situation d’hyper-croissance, pour être volontairement optimiste, dont une large part ne se verrait pas dans les modalités actuelles de calcul du PIB « monétarisé » est tout à fait envisageable dans un environnement inflationniste inexistant.

Une économie dopée aux taux sans risque

En conséquence, les taux d’intérêt, s’ils ne reflètent pas une dégradation du risque de crédit mais, comme il se doit, les anticipations de croissance nominale « traditionnelle », sont donc sur ce plan durablement bas. Cette situation est d’autant plus probable que, comme tout marché, celui des taux d’intérêt « sans risque » dépend aussi de l’offre et de la demande. Concrètement, l’offre d’actifs sans risque n’a fait que baisser en pourcentage du PIB alors que la demande d’actifs sans risque ne fait qu’augmenter, ne serait-ce que pour des raisons démographiques (payer les retraites avec une rente certaine). La résultante est double : des taux sans risque bas et une contraction des spreads sur les autres classes d’actifs sans que cela ne reflète nécessairement une amélioration du risque fondamental. Le risque de bulle est ainsi mécaniquement plus élevé, ce qui entraîne une demande supplémentaire d’actifs sans risque… Un cercle vicieux qui se traduit in fine par un risque de stagnation séculaire de l’économie, plus personne n’étant payé pour le risque inhérent à toute activité économique.

En conclusion, si l’état normal du capitalisme de l’économie de la connaissance est la déflation, c’est bien par la prise de risque dans les tendances fondamentales liées aux nouvelles technologies et aux besoins des humains comme de préservation de la planète que les rendements positifs se feront.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº779