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Les banques européennes doivent se réinventer

Créé le

20.12.2021

C’est un drôle de paradoxe que celui du secteur bancaire européen : il a gagné en stabilité depuis la crise de 2008, mais souffre d’un déficit inquiétant de rentabilité. Une situation susceptible d’affecter gravement l’économie du Vieux Continent.

L’Europe ne sera en mesure de relever les transitions digitales et environnementales que si elle dispose d’un secteur bancaire solide et viable pour les financer. Aujourd'hui, celui-ci est confronté à une situation remettant profondément en cause son avenir, et avec lui l’avenir de notre continent.

Le récent rapport de l’Institut Montaigne, « Réinvestir le secteur bancaire européen », fait état d’une situation paradoxale et inquiétante. Depuis la crise financière mondiale de 2008, les banques européennes paraissent plus stables, après avoir effectué d'importants efforts d'assainissement de leurs bilans, notamment sous la pression des règles prudentielles internationales du Comité de Bâle. Pourtant, elles sont moins rentables, en absolu et par rapport à leurs compétiteurs américains et asiatiques, ce qui peut poser un problème pour attirer les investisseurs, au moment même où les besoins de transformation sont les plus pressants.

La spécificité des banques européennes

Les banques européennes, notamment les grandes banques systémiques, sont mieux capitalisées, avec une augmentation de 65 % de leurs fonds propres entre 2008 et 2020 ; plus solvables, avec un ratio de solvabilité en progression de sept points de pourcentage sur la même période ; et plus liquides, avec un ratio de couverture des besoins de liquidité qui a plus que doublé, soit bien au-delà des minimums réglementaires. Par ailleurs, depuis les pics liés à la crise de la dette souveraine dans la zone euro, le poids des prêts non performants dans le bilan des banques européennes a été divisé par deux, pour ne plus représenter que 3 % du total des prêts. Leur capacité à résister au choc économique inédit induit par la crise du Covid-19 témoigne de leur solidité et de leur résilience accrues.

Pourtant, depuis la crise financière, ces banques sont nettement moins rentables. En 2006, la rentabilité avant impôt des fonds propres des banques européennes, asiatiques et américaines se situait aux alentours de 20 %. Depuis 2008, seules les banques européennes peinent à dépasser une rentabilité à deux chiffres et accusent un retard de trois à cinq points, selon les années, par rapport aux banques américaines.

D’une part, les banques européennes détiennent des actifs financiers qui, en moyenne, sont moins rémunérateurs que ceux des banques américaines. Cela s’explique par une tarification plus faible en Europe, liée à une compétition accrue, mais aussi par le fait que les banques européennes conservent sur leur bilan les actifs moins risqués, à l’inverse des banques américaines, qui s’appuient sur des marchés de capitaux profonds et une titrisation active pour optimiser les leurs.

D’autre part, le coût d’exploitation des banques européennes par actif financier, bien que plus faible que celui des banques américaines, est encore trop élevé comparé aux revenus générés : le coefficient d’exploitation des banques européennes est supérieur de 6 points de pourcentage à celui des banques américaines.

Quand la rentabilité est inférieure au coût du capital

La résolution de ce paradoxe entre une stabilité accrue et une plus faible rentabilité ne fait pas débat sur les marchés boursiers. Avec des niveaux de rentabilité qui ne couvrent plus leur coût du capital, qui lui n’a pas diminué depuis la crise financière, c’est un risque existentiel pour les banques européennes. Au-delà de la baisse des valorisations en valeur absolue, le poids des banques dans les capitalisations boursières européennes a fortement baissé, ce qui n’est pas le cas aux États-Unis par exemple.

Le rapport de l'Institut Montaigne détaille les raisons de cette situation. La conjoncture économique n’a pas été favorable aux banques européennes. Elles ont subi deux crises économiques, dont une spécifique à la zone euro ; une croissance annuelle du PIB en Europe de 1,2 % entre 2010 et 2019, contre 2 % aux États-Unis ; et une politique de taux négatifs que n'ont pas connue les États-Unis.

Certaines causes structurelles méritent plus d’attention. Le marché bancaire européen reste profondément fragmenté, limitant considérablement les économies d’échelle et la circulation des capitaux vers les pays en plus forte demande. Des marchés de capitaux peu profonds limitent la capacité des banques européennes à optimiser leurs bilans, comme le font les banques américaines. À cela s’ajoute une réglementation bâloise plus pénalisante pour les banques européennes, y compris en raison de la taille de leurs bilans. Enfin, une compétition accrue de la part de multiples acteurs non bancaires sur l’ensemble de la chaîne de valeur met l’ensemble des banques sous tension. Déjà en difficulté, les banques européennes disposent pourtant de moins de ressources pour y faire face.

Les leviers pour accroître la rentabilité

L’ensemble des banques européennes se trouvent soumises aux mêmes difficultés, mais certaines parviennent à dégager une profitabilité élevée. Le secteur bancaire européen est particulièrement hétérogène, bien plus que dans d’autres géographies, et la rentabilité de ses acteurs l’est aussi. La faible rentabilité n’est pas une fatalité. Soixante établissements de l’UE ont généré un retour sur fonds propres avant impôts supérieur à 15 % en moyenne entre 2017 et 2018. L’analyse des caractéristiques de ces banques dans le rapport de l'Institut Montaigne fait apparaître les leviers dont disposent les banques pour améliorer leur performance : opérationnels, pour dynamiser la génération de revenus en maintenant un faible coût du risque et pour réduire les coûts ; stratégiques, pour cibler les clients, les activités et les maillons de la chaîne de valeur les plus rentables, ainsi que pour établir des partenariats permettant de gagner en efficacité ou d'élargir ses canaux de distribution. Les banques européennes sont parfaitement conscientes non seulement du constat inquiétant, mais aussi de ces leviers internes, dont elles disposent pour faire face.

Cette situation dégradée est évidemment problématique pour les banques, mais elle l’est aussi pour l’Europe et chacun de ses États membres. L'industrie bancaire représente une contribution non négligeable à l’économie européenne et au marché de l’emploi : entre 3 et 4 % de la valeur ajoutée créée et 1 % de l’emploi total de l’Union européenne. Par ailleurs, c’est une industrie stratégique pour l’Europe à de nombreux égards. En Europe, les banques sont clefs pour le financement de nos entreprises : la part de la dette hors marché, essentiellement prise en charge par les banques, finance 56 % du bilan des entreprises de la zone euro contre 10 % aux États-Unis, et les banques ont une influence considérable sur l’allocation de l’épargne. Elles jouent par ailleurs un rôle central dans la transmission de la politique monétaire et fiscale, essentielle en période de tempête, comme en témoigne leur distribution des prêts garantis par les États durant la crise sanitaire. Leur rôle dans le financement des entreprises en fait aussi un levier crucial pour réussir la transition écologique. Selon une étude du Boston Consulting Group (BCG) et de l’Association mondiale des marchés financiers (GFMA), le besoin de financement pour maintenir une trajectoire d’émission limitant le réchauffement climatique à +1,5 °C serait de 20 700 milliards de dollars pour le continent européen, dont 45 % devraient être assurés par des prêts. Les critères ESG que les banques contribueront à édifier, puis à appliquer, joueront à plein sur les flux de financement en faveur d’une transition environnementale guidée par les valeurs européennes.

L’urgence de l’Union bancaire et de l’Union des marchés de capitaux

Malgré l’urgence et l’ampleur de ces enjeux, malgré l’existence depuis 2010 d’une feuille de route claire pour y répondre, l’Europe et ses États membres avancent à reculons. La progression lente, voire la remise en cause par certains États membres, des projets d’Union bancaire et d’Union des marchés des capitaux est d'autant plus pénalisante que la finalisation de la réglementation Bâle III, elle, progresse rapidement. Sans la flexibilité nécessaire pour activement en gérer l’impact, le coût pour les banques européennes risque d’être important, alors même que le régulateur américain a déjà refusé une transposition américaine de Bâle III, qui augmenterait les exigences en capitaux propres pour le secteur bancaire dans son ensemble.

Notre rapport plaide pour que l'Union bancaire aboutisse à horizon 2030, avec, notamment, la mise en place d’un mécanisme européen de garantie des dépôts, et pour travailler la profondeur des marchés de capitaux européens, par exemple via la titrisation. Les activités transfrontalières doivent également être encouragées par une pratique de supervision et réglementaire permettant aux banques de bénéficier d’économies d’échelle. Et l’Europe doit elle aussi promouvoir une transposition des réformes de Bâle III qui permette de minimiser le surcoût en capital demandé aux banques européennes.

Le besoin d’une vision industrielle

Les défis auxquels est confrontée l’Europe requièrent une vision industrielle stratégique claire, pour réinvestir un secteur bancaire européen capable d’accompagner les grandes transformations du continent et d’assurer son indépendance et sa souveraineté dans un contexte géopolitique de plus en plus compétitif. Plusieurs chantiers peuvent y contribuer, tels celui de l’initiative européenne pour les paiements et la taxonomie verte européenne. Il conviendrait d’établir une vision partagée au moins par les principaux États membres en termes d’actifs bancaires – la France, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et les Pays-Bas –, avec des objectifs de rentabilité et de développement, pas uniquement de stabilité.

Il est impératif que les États membres de l’Union européenne réaffirment leur engagement pour un secteur bancaire unifié et compétitif. La crise du Covid-19 et les besoins de la transition écologique ont d’ores et déjà révélé aux citoyens européens l’ampleur des enjeux. Les décideurs publics, en lien avec les acteurs du secteur, doivent désormais prendre le relais.

 

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº863-864