Square
 

Crypto-actifs

Comment la Banque de France réagit à la numérisation de la monnaie

Créé le

20.12.2021

La numérisation pourrait poser des problèmes de souveraineté en matière monétaire. La Banque de France a lancé son propre programme, avec de nombreux tests en 2021. État des lieux et perspectives.

La numérisation des paiements et des marchés financiers n’est pas un phénomène nouveau. Dans le domaine des paiements de détail, la carte de paiement existe depuis plus de cinquante ans. Elle est dotée en France d’une puce électronique depuis trente ans. Les Français accèdent depuis le début des années 2000 à leur compte bancaire sur internet et profitent de cette technologie, qui a depuis investi leur téléphone portable, pour effectuer des paiements en ligne. La mise en place progressive de l’espace unique de paiement en euros (SEPA) a normalisé ces paiements entre les citoyens européens, leurs entreprises et leurs administrations.

Le domaine des paiements interbancaires n’est pas en reste : depuis plus de cinquante ans, la France est à la pointe de la dématérialisation des instruments financiers. Elle a accompagné la mise en place progressive de systèmes d’échanges interbancaires totalement informatisés. L’Eurosystème a donné une impulsion essentielle à ce mouvement, en mettant en place dès 2007 le système Target 2. Les paiements interbancaires de toute la zone euro ont été harmonisés, tout comme les règlements-livraisons de titres (Target2-Securities), le paiement instantané (TIPS) et bientôt la gestion du collatéral (ECMS).

La numérisation, enjeu de souveraineté

Mais alors, pourquoi tant de débats aujourd’hui autour d’une numérisation qui fait déjà partie, et depuis si longtemps, du paysage des paiements et des marchés financiers ? Parce que telle qu’elle est menée, la numérisation accélérée de la monnaie pourrait menacer notre souveraineté monétaire, c’est-à-dire notre confiance et notre sécurité. Mais l’inaction n’est pas une option. C’est pourquoi la Banque de France agit et expérimente.

Rappelons tout d’abord qu’au cœur de cette évolution se trouvent les technologies du registre distribué (Distributed Ledger Technologies, DLT) [1] . Elles permettent de « tokéniser » des instruments financiers, autrement dit, très schématiquement, de concevoir une représentation numérique de ces instruments et de les faire circuler sur un réseau sous forme de « jetons » (token).

Premier élément de rupture avec les évolutions antérieures du système financier, la DLT ne permet pas seulement de tokéniser des instruments financiers existants, elle en fait surtout émerger de nouveaux : des crypto-actifs et des stablecoins, qui ambitionnent parfois de jouer le rôle de moyens de paiement et n’entrent pas toujours – nouveauté oblige – dans les cadres réglementaires existants.

Second élément de rupture, ces nouveaux actifs ne sont plus nécessairement portés par des acteurs traditionnels de la finance. Ils sont parfois le fait de nouveaux acteurs arrivant sur le marché des paiements et des services financiers ou cherchant à amplifier le rôle qu’ils y jouent déjà en s’appuyant, pour certains, et notamment les BigTechs, sur des bases de clientèle de dimension systémique.

Ces deux ruptures soulèvent trois types de défis du point de vue des banques centrales. En premier lieu, elles pourraient conduire à une perte de souveraineté de l’Europe sur ses paiements si des acteurs étrangers devenaient dominants sur ce marché. Deuxième défi, avec le développement potentiel de monnaies numériques de banque centrale (MNBC) étrangères ou de stablecoins liés à des devises étrangères, la souveraineté monétaire de l’Europe pourrait être remise en cause. Enfin, si la monnaie de banque centrale n’est pas disponible sous un format numérisé sur DLT, son empreinte sur les marchés financiers et son rôle d’ancrage pour ces derniers pourrait diminuer à la faveur d’autres actifs de règlement moins sûrs, entraînant une hausse du risque de crédit et de liquidité de nature à réduire la sécurité et la stabilité du système financier.

L’enjeu pour une banque centrale d’être directement impliquée

Le mandat de stabilité confié aux banques centrales leur impose de répondre à ces défis. Leur première réponse, « naturelle », est d’ordre réglementaire : s’assurer que les nouveaux acteurs et actifs financiers évoluent dans un cadre réglementaire adapté aux risques qu’ils induisent. Cependant, si l’innovation technologique est porteuse de risques, les banques centrales sont également convaincues de ses bénéfices potentiels pour les marchés financiers et les systèmes de paiement. Leur deuxième réponse est donc de faciliter le développement d’initiatives publiques ou privées mettant en œuvre cette innovation, dans un cadre sécurisé, au service d’une plus grande efficacité des marchés et d’une autonomie renforcée de l’Europe. Enfin, les banques centrales ne peuvent pleinement jouer ce rôle de facilitateur qu’en étant elles-mêmes impliquées dans le processus d’innovation : leur troisième réponse est donc d’investir dans ces nouvelles technologies, pour leur permettre in fine de se déployer dans un contexte réglementaire adapté, à la fois favorable à l’innovation et sécurisant pour ses acteurs.

Dans ce contexte, la Banque de France a décidé en mars 2020, conjointement avec des intervenants de marché mais aussi d’autres autorités publiques, de lancer un programme d’expérimentation afin d’explorer l’émission et l’utilisation d’une MNBC dite « interbancaire », comprise comme une nouvelle forme de monnaie émise par la banque centrale (MBC) pouvant être mise à disposition des acteurs de la finance sur un registre distribué. À l’issue d’un appel à candidatures, la Banque de France a lancé neuf expérimentations, dont la dernière s’est conclue ce mois-ci.

Une approche technologique agnostique

Ce programme a montré [2] comment une MNBC interbancaire pourrait contribuer à sécuriser le développement de marchés financiers tokénisés, en faisant profiter les intervenants des avantages de la DLT, tels que l’intégration des processus et le traitement de bout en bout du règlement-livraison de titres, tout en bénéficiant d’un règlement sûr en MBC pour les transactions ainsi réalisées. S’agissant de transactions transfrontières et de paiements en devises croisées, dans un contexte où de nombreuses juridictions réfléchissent à émettre une MNBC dans le futur, les expérimentations ont montré que, dans cette optique, l’interopérabilité des MNBC pourrait contribuer à simplifier et à améliorer la performance et l’accessibilité des paiements transfrontières et en devises.

La Banque de France s’étant clairement affirmée comme technologiquement agnostique, ses expérimentations ont pu recourir à des technologies variées, qu’il s’agisse de DLT privées ou publiques implémentées sur des protocoles ouverts ou propriétaires. Elles ont montré que, quelle que soit la technologie sous-jacente, une MNBC interbancaire peut constituer un moyen de paiement efficace pour les multiples cas d’usage testés. Elles ont également confirmé que les banques centrales peuvent conserver le contrôle de la MBC sur ces différents types de DLT, notamment en exploitant les fonctions de programmabilité [3] de la monnaie centrale que permet cette technologie.

Les tests se poursuivront en 2022

Les conclusions de ce premier programme d’expérimentation confirment donc les intuitions qui ont incité la Banque de France à le lancer : une MNBC interbancaire permettrait bien de maximiser les bénéfices attendus par le marché des utilisations de la DLT pour les transactions interbancaires, en donnant aux acteurs le moyen d’un règlement sûr en monnaie de banque centrale, supprimant ainsi tout risque de contrepartie, dans le respect des règles européennes et internationales mises en place après la crise de 2008. Sur la méthode, les expérimentations avec les acteurs de marché se sont révélées un outil précieux pour tester, dans des conditions réelles, les cas d’usage répondant aux attentes du marché et progresser dans la définition de ce que pourrait être une MNBC interbancaire.

C’est pourquoi la Banque de France continuera en 2022 son programme d’expérimentation. Il s’agira notamment d’approfondir le domaine des paiements transfrontières et les questions d’interopérabilité entre DLT et systèmes conventionnels, tout en apportant les réponses techniques aux questions de performances, y compris environnementales, et de sécurité, cruciales dans une perspective de mise à l’échelle du marché des solutions expérimentées. Ces nouveaux travaux contribueront à évaluer l’intérêt et les risques de l’émission d’une MNBC interbancaire (ou de gros) pour l’Eurosystème, qui mène d’ores et déjà, sous l’égide de la BCE, une phase d’investigation sur les usages de détail de l’euro numérique à laquelle nous participons activement.

 

1 La technologie blockchain est un type de DLT.
2 https://www.banque-france.fr/en/communique-de-presse/banque-de-france-publishes-report-its-experiments-wholesale-central-bank-digital-currency-cbdc
3 La programmabilité s’entend ici comme la possibilité de définir des règles associées à la MNBC permettant de contrôler, par exemple, ses modalités de transfert ou de détention.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº863-864
Notes :
1 La technologie blockchain est un type de DLT.
2 https://www.banque-france.fr/en/communique-de-presse/banque-de-france-publishes-report-its-experiments-wholesale-central-bank-digital-currency-cbdc
3 La programmabilité s’entend ici comme la possibilité de définir des règles associées à la MNBC permettant de contrôler, par exemple, ses modalités de transfert ou de détention.