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Blockchain et Corporate Gouvernance : Stirmergie ou Holacratie ?

Créé le

31.05.2018

Le recours à la Blockchain et l’utilisation de smart contracts peuvent-ils permettre de faire émerger de nouveaux modes de gouvernance ? Une réflexion détaillée conduit à en douter.

Dans quelle mesure les apports de la technologie Blockchain peuvent-ils modifier les relations contractuelles définies par « la théorie de l’Agence » et « la théorie des coûts de transactions » ? Autrement dit, cette nouvelle technologie peut-elle aider à une meilleure prise en compte de la Corporate Governance ? En fait, il s’agit de se demander si la mise en place d’une technologie permettant un accès aux données de façon plus transparentes et disponibles par tous, permettra la réduction de l’asymétrie informationnelle et si elle favorisera l’émergence de nouveaux modes de gouvernance ? En allant même plus loin, on peut aussi se demander si le mode de fonctionnement de la Blockchain associé à l’utilisation des smart contracts aboutira à une nouvelle forme d’organisation entièrement « automatisée » ainsi que le laisserait penser l’émergence de la DAO (Decentralized Autonomous Organization). Une littérature encore peu nombreuse et issue du monde académique milite en ce sens [1] . On peut toutefois douter des apports de la technologie blockchain dans ce domaine.

La gouvernance d’entreprise et la blockchain

On sait que d’après les travaux de Jensen et Meckling (1975) toute organisation est constituée par un ensemble de contrats définissant les relations des acteurs, ce que l’on appelle la théorie de l’agence. Il y a ainsi une relation principal/agent lorsque l’une des parties (l’agent) est d’accord pour agir au nom d’une autre partie (le principal). L’entreprise n’est « rien de plus qu’une série de contrats et de relations » contribuant à créer et maintenir la confiance entre les parties. La gouvernance de l’entreprise consiste ainsi à mettre en place et conclure des contrats permettant d’attribuer de manière optimale les droits des parties et définir les mécanismes entre celles-ci afin que les intérêts soient alignés entre le principal et l’agent. Dans quelle mesure dès lors la technologie de Blockchain pourrait-elle apporter un éclairage nouveau dans la gouvernance des organisations et en particulier des entreprises ? La Blockchain offrirait une nouvelle façon, technologique, de concevoir un modèle de gouvernance en s’appuyant sur une gestion informatique de la confiance grâce aux smart contracts.

Dans un modèle de gouvernance classique, plusieurs problèmes peuvent survenir car l’agent est défini comme un opportuniste cherchant à maximiser ses intérêts personnels au-delà des souhaits de son mandant, d’où il résulte une asymétrie d’information entre les parties (Jensen et Meckling, 1975). En effet, ce mandat est associé à une imperfection de l’information. En découlent deux problèmes liés à l’incertitude d’une part, et la « vérifiabilité » d’autre part. Le comportement opportuniste du mandant et l’asymétrie dans la distribution de l’information entraînent ce que l’on appelle des « coûts d’agence » car le mandant doit mettre en place des systèmes d’incitations et des mécanismes de contrôle afin de s’assurer de l’alignement d’intérêts entre mandant et mandataire.

La Blockchain et les smart contrats offriraient une solution « idéale » pour réduire ces coûts d’agence supportés par l’entreprise [2] .

Les modes de gouvernance décentralisés : le cas  DAO

En fait, les tenants de cette nouvelle gouvernance comparent la situation avec l’émergence de nouvelles formes d’organisation du travail ou de l’entreprise sous la forme d’une DAO.

  • Comme on le sait, le DAO est une entité entièrement décentralisée et horizontale où les règles de gouvernance comme celle avec le monde extérieur sont définies par des smart contracts autour d’un projet ou d’un objectif commun. Les décisions sont prises par consensus via le protocole informatique retenu.
  • Ces décisions concernent en particulier la façon d’allouer les fonds propres aux projets qui ont été préalablement définis et approuvés via le consensus.
Les règles de fonctionnement sont transparentes, auditables et infalsifiables, les échanges entre participants sont publics, éliminant ainsi l’asymétrie d’information et les divergences d’intérêts. Ce mode de gouvernance diffère ainsi radicalement avec la théorie de l’agence. Ces organisations décentralisées sont proches des modes de gouvernance alternatifs comme la stigmergie (observés chez les insectes sociaux comme les fournis). Cette forme de gouvernance ne répond pas au mode d’organisation compétitif ou collaboratif. Dans ce système d’organisation auto-géré, une idée initiale est proposée et discutée, le projet est conduit par l’idée (et non pas par une personnalité ou un groupe de personnalités). Aucun individu n’a besoin de permission (modèle compétitif) ou de consensus (modèle coopératif) pour proposer une idée ou initier un projet [3] . On retrouve dans le mode de fonctionnement des DAO certains mécanismes issus de l’holacratie, système d’autorité distribué, à savoir une organisation circulaire, sans chaîne de commandement et une utilisation de rôles qui évoluent selon les besoins du projet. En supprimant ces éléments, l’organisation recentre son cœur d’activité à la base. Dans les deux cas, le mode de gouvernance supprime toute idée de hiérarchie et de prise de décision individuelle.

La Blockchain comme technologie au secours de la corporate governance?

Pour les économistes, le conseil d’administration est un mécanisme de gouvernance dont la mission est de contrôler le rôle des dirigeants lorsque ceux-ci ne sont pas les actionnaires de l’entreprise. Il s’agit classiquement de la relation pouvoir / contrôle,

comme dans la plupart des organisations humaines démocratiques ?

Pour accomplir ce contrôle, la théorie de l’agence considère que le conseil d’administration doit être composé principalement par des administrateurs externes, du fait de leur indépendance, source  de performance et de contrôle efficace du management. Des réflexions de plus en plus nombreuses considèrent que la transparence de la Blockchain rendrait le fonctionnement des conseils plus efficaces du fait que l’information détenue par l’agent et le mandant serait totalement transparente. On supprimerait ainsi l’opportunisme ex-ante ou ex-post de l’agent puisque l’ensemble des informations serait accessible aux acteurs. De la même manière, les difficultés propres aux contraintes d’incertitude et d’invérifiabilité liées à la transaction qui pèsent sur le tiers chargé d’exécuter le contrat n’auraient plus lieu d’être grâce aux smart contrats qui certifient en quasi temps réels le processus transactionnel.  La Blockchain serait ainsi la technologie permettant une gouvernance optimale des organisations, et en particulier des conseils d’administration. Mais ce qui semble possible dans le cadre d’un projet pour une meilleure efficacité ne l’est pas dans le cadre d’une organisation comme l’est un conseil d’administration : un conseil est une organisation hiérarchique, présidée (dans tout le sens du mot) par un président, lequel détient ses pouvoirs des administrateurs, eux-mêmes élus par une assemblée. Autrement dit, le modèle d’un conseil d’administration est proche du système politique de démocratie libérale, et non d’un mode d’organisation sans hiérarchie. Par ailleurs, l’idée de transparence à ses limites : toutes les décisions d’un conseil d’administration ne doivent pas être accessibles à tous. Quant à l’exécution automatique des décisions du conseil par des smarts contracts, on a du mal à trouver des cas d’application concrets. Bref, il nous semble qu’à vouloir mettre la Blockchain partout au nom de la transparence et de la « vérifiabilité », on oublie que cette technologie n’est pas adaptée à tous les modes de fonctionnement en société. L’usage de la Blockchain dans les conseils d’administration ne nous semble pas être pour demain.

 

1 Anne Lafarre and Christoph Van der Elst, “Blockchain Technology for Corporate Governance and Shareholder Activism”, ECGI, Law Working Paper n° 390/2018,  March 2018,
2 Cf. Matthieu Molines, « Comment la blockchain va changer la gouvernance des entreprises »,  The Conversation, 17 octobre 2017 : https://theconversation.com/comment-la-blockchain-va-changer-la-gouvernance-des-entreprises-84079

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Revue Banque Nº818 test
Notes :
1 Anne Lafarre and Christoph Van der Elst, “Blockchain Technology for Corporate Governance and Shareholder Activism”, ECGI, Law Working Paper n° 390/2018,  March 2018,
2 Cf. Matthieu Molines, « Comment la blockchain va changer la gouvernance des entreprises », The Conversation, 17 octobre 2017 : https://theconversation.com/comment-la-blockchain-va-changer-la-gouvernance-des-entreprises-84079
3 Pour plus de détails sur ce mode d’organisation, cf. http://www.levidepoches.fr/weblog/2016/02/la-stigmergie-nest-ni-comp%C3%A9titive-ni-collaborative-le-projet-est-conduit-par-lid%C3%A9e-pas-par-une-perso.html