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Les nouveaux objectifs d’inflation des banques centrales à l’épreuve de la crise épidémique

Créé le

16.12.2021

Née de la crise du Covid, la situation est grave mais loin d’être désespérée : pour endiguer l’inflation qui augmente des deux côtés de l’Atlantique, les banques centrales vont devoir balancer entre trop de politique accommodante et trop de resserrement.  

Comme un retour sur une ou deux années en arrière peut donner l’impression d’ouvrir une porte vers un monde qu’on ne reconnaît plus. Souvenons-nous, pourtant : à la fin août 2020, la banque centrale américaine (Fed) annonce la modification de sa cible d’inflation. Celle, annuelle, de 2 % est remplacée par une autre, flexible, d’inflation moyenne de 2 % l’an. Il faut comprendre que l’observation se fait sur plusieurs années et qu’une période de dérive plus rapide des prix peut en compenser une autre d’évolution plus lente, si tant est que les écarts à la hausse restent raisonnables. Flexible signifie que, une fois le rattrapage intervenu, la stratégie précédente est à nouveau actionnée. Un peu moins d’un an plus tard, c’est au tour de la Banque centrale européenne (BCE) d’introduire un changement : l’objectif d’inflation à moyen terme devient symétrique autour de 2 % (et non plus « proche mais inférieur à 2 % »). Autre différence notable : les déviations, tant à la hausse qu’à la baisse, ne sont pas souhaitables.

L’ambition : une politique ancrée dans la durée

La justification de ces changements est tout à fait claire. Parce que les taux d’intérêt sont proches de leur plancher, une politique monétaire particulièrement vigoureuse et ancrée dans la durée est nécessaire pour éviter de figer des écarts négatifs par rapport à l’objectif d’inflation. Observer un dépassement de la cible de 2 % ne doit pas entraîner de façon trop mécanique un durcissement du réglage monétaire.

De fait, les banquiers centraux ne pouvaient qu’être sensibles à la dégradation des performances économiques sur la période allant de la sortie de la « grande récession » à la crise du Covid (voir tableau) : une inflation qui s’éloigne par le bas de l’objectif affiché de 2 % et, en même temps, une croissance économique plus faible. D’un point de vue plus analytique, comment ne pas remarquer également que les déterminants usuels d’une accélération des prix – c’est-à-dire une masse monétaire solidement orientée à la hausse et un faible taux de chômage – paraissent assez inopérants ?

CQFD et mission accomplie ne sont-elles pas à l’époque les conclusions qui s’imposaient ? Mais patatras ! Comment appréhender ces références à l’aune de la réalité vécue en ce début 2022, avec des glissements sur un an des prix à la consommation de plus de 6 % outre-Atlantique et de près de 5 % sur le Vieux Continent ?

L’état véritable des prix aux États-Unis et en Europe

Que se passe-t-il, sachant qu’une telle dérive des prix, si ce n’est sur une très courte période, n’est pas acceptable ? La crédibilité de la politique monétaire n’est-elle pas l’un des constituants du triptyque qui sert de base au fonctionnement du système économique et financier, au côté de la logique de marché et du libre-échange ?

Il faut donc comprendre ce qui se passe du côté des prix et s’interroger sur un volontarisme de la politique économique poussé trop loin, trop longtemps.

Les prix, d’abord. Partons de la réalité d’aujourd’hui, avec un glissement sur un an de l’indice d’ensemble des prix à la consommation en novembre dernier de +6,9 % aux États-Unis et de +4,8 % en zone euro. L’énergie et les produits alimentaires font des leurs, on le sait. Cela vaut donc vraisemblablement la peine de privilégier les noyaux durs, en dehors de ces deux postes. Le constat est dès lors le suivant : l’inflation passe respectivement à +4,9 % et à +2,6 %. Ce qui signifie que l’on est sans nul doute hors de l’épure de l’autre côté de l’Atlantique, à la limite haute du tolérable de ce côté-ci, sauf à considérer, bien sûr, que la dérive haussière se poursuive en Europe. Ce n’est pas l’hypothèse à privilégier.

L’inflation core-core moins impressionnante

Comment comprendre ce 4,9 % américain ? L’ambition, au travers de la mise au point puis de la production d’un indice « noyau dur », est de mettre de côté les composantes les plus volatiles de l’indice des prix et de n’en garder que la partie la plus inertielle. Restons fidèle à la démarche et tentons de la décliner, au sein de l’environnement épidémique dans lequel nous vivons depuis presque deux ans. La liste des éléments volatils s’est assurément allongée. Bien sûr, cette liste n’est pas officielle. On en a néanmoins une petite idée. Les candidats à l’intégration qu’on peut facilement retenir sont : les voitures neuves et anciennes, y compris les pièces détachées, l’hébergement hors de chez soi, les billets d’avion et les spectacles. Peut-être y en a-t-il d’autres.

Qu’observe-t-on ? Cet indice qu’on pourrait appeler core-core, par rapport au core traditionnel, conserve mieux la qualité inertielle recherchée. La variation sur un mois depuis le début du printemps 2020 n’a jamais dépassé 0,4 % et la moyenne ressort à 0,25 %. Quant au glissement sur un an, le point haut, le mois dernier, a atteint 2,7 % et la moyenne est de 2,2 %. On retrouve nos petits (en faisant référence à une normalité autour de 2 % l’an), même si une certaine accélération est observable sur la période récente. Les fameux goulots d’étranglement ? Dans ces conditions, on ne doit pas surestimer le risque d’un éventuel effet de second tour, avec l’enclenchement d’une spirale prix-salaire.

Malgré les marges de manœuvre, un chemin de crête

Penchons-nous sur la question d’un volontarisme de la politique économique poussé trop avant. Avec la réponse qu’on vient de proposer concernant le profil des prix, elle perd en importance, au moins à court terme. Mais elle garde, fondamentalement, sa validité. L’observation du rattrapage de croissance (l’évolution de l’output gap) suggère que cela va aujourd’hui beaucoup plus vite qu’au lendemain de la grande récession de 2008-2009. N’y a-t-il pas ici un signal qu’il devient nécessaire de revenir sur le réglage très accommodant de la politique économique ? Et aux États-Unis plus encore qu’en Europe continentale ? Sans doute. Mais dans le même temps, l’accompagnement sur la voie d’une économie plus soutenable et plus inclusive et la nécessité de veiller à ce que les coûts de financement restent compatibles avec une réalité d’endettement élevé invitent à ne pas trop resserrer. Le chemin de crête est étroit. Attention à ne pas en sortir.

La situation du moment est particulière et ébranle les repères. Au point de jeter aux oubliettes les « encore » nouvelles stratégies de la Fed et la BCE ? Eh bien non ! Et le fait que juste avant les fêtes de fin d’année, les deux institutions prennent des voies différentes (rappelons-nous que les dynamiques de prix ne sont pas les mêmes) ne change rien à l’affaire.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº863-864