1. C’est tout ce que l’on aime : « Le présent renvoi préjudiciel permettra à la Cour de clarifier la notion de “monnaie électronique”. Concrètement, il s’agira de déterminer s’il y a émission de monnaie électronique (activité soumise, par conséquent, à la directive 2009/110) lorsqu’un prestataire de services de paiement (ci-après le “PSP”) reçoit des fonds sans ordre de paiement spécifique et les conserve pendant une durée supérieure à celle prévue par la loi »1. Cela est d’autant plus plaisant que, jusqu’à aujourd’hui, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) n’a rendu qu’un seul arrêt – mais quel arrêt ! –, concernant la monnaie électronique (une affaire lituanienne, déjà)2, là où ceux relatifs aux services de paiement se multiplient3.
2. En l’espèce, un établissement de paiement (EP) de droit lituanien (droit attractif s’il en est) s’était vu retirer son agrément par la Banque de Lituanie (Lietuvos bankas), au motif, entre autres, qu’il avait émis de la monnaie électronique sans avoir la qualité d’établissement de monnaie électronique (EME). Il lui était précisément reproché d’avoir accepté, puis conservé, des fonds sans ordre de paiement précis de les faire aussitôt repartir à destination d’un bénéficiaire déterminé.
3. Or s’il est vrai qu’un compte de paiement ne peut servir qu’à l’exécution d’opérations de paiement 4 et sachant qu’un EP, dans le cadre de son activité de fourniture de services de paiement, ne peut « détenir que des comptes de paiement qui sont utilisés exclusivement pour des opérations de paiement »5 , faut-il cependant que la réception, et leur conservation un temps, de fonds qui ne sont pas assortis d’un ordre de paiement de les retransférer immédiatement, ou presque, à tel ou tel bénéficiaire, s’analyse en une activité d’émission de monnaie électronique, sinon de dépôt 6 ?
4. C’est là le bien mauvais procès fait par le conseil de surveillance de la Banque de Lituanie à ABC Projektai, selon lequel un prestataire de services de paiement (PSP) « peut recevoir des fonds sur un compte de paiement ouvert auprès de lui uniquement s’ils sont accompagnés d’un ordre de paiement, lequel doit être exécuté dans les délais fixés par la loi sur les paiements [...], et prendre des mesures suffisantes pour garantir que les fonds versés par des tiers sur le compte de paiement d’un client ne soient pas détenus au-delà de la durée nécessaire à l’exécution des paiements. Si ces exigences ne sont pas respectées, les fonds se trouvant sur un compte de paiement [du PSP] sont à considérer comme étant des dépôts ou autres fonds remboursables ou de la monnaie électronique »7.
5. L’avocat général Manuel Campos Sánchez-Bordona entend tordre le cou à cette position malheureuse : « Dans les réflexions qui suivent, je ferai valoir que la conservation, par un établissement de paiement, des fonds reçus d’un utilisateur est, en principe, une opération qui suppose la gestion d’un compte de paiement. À mon avis, elle ne perd pas ce caractère lorsque ces fonds sont maintenus au-delà du délai légalement prévu pour exécuter des ordres de paiement à leur débit »8. Mais autant le résultat est fermement énoncé, autant l’argumentation en soutien paraît mal assurée. Qu’en restera-t-il lorsque la Cour statuera ?
6. Toujours est-il que l’affaire ABC Projektai amène la Cour administrative suprême de Lituanie à poser une question préjudicielle inédite : « Dans des circonstances telles que celles qui se présentent dans la présente affaire, à savoir lorsqu’un établissement de paiement reçoit des fonds sans ordre de paiement précis de les transférer le jour même où le jour ouvrable suivant et que les fonds restent, au-delà du délai fixé par la législation pour la prestation du service de paiement, sur un compte de l’établissement de paiement, destiné à l’exécution d’opérations de paiement, les actes de l’établissement de paiement doivent-ils être qualifiés :
a) d’élément d’un service de paiement ou d’une opération de paiement fourni ou effectuée par l’établissement de paiement, au sens de l’article 4, points 3 et 5, de la directive 2015/2366, ou bien ;
b) d’émission de monnaie électronique, au sens de l’article 2, point 2, de la directive 2009/110 ? »9.
7. Se dessine en arrière-plan la confrontation, parmi les « nouveaux comptes »10, entre compte de paiement et compte de monnaie électronique (ou compte de paiement « en » monnaie électronique) ; entre « pur » compte de paiement11 (c’est-à-dire celui, et le seul qui peut l’être, tenu par un EP) qui ne serait qu’un compte de « flux »12, et compte de monnaie électronique qui s’apparenterait, quant à lui, à un compte de « stock »13. L’idée sous-jacente est que le compte de paiement (compte d’« un jour ») ne peut que « voir passer » les fonds, là où le compte de monnaie électronique permet un certain « dépôt », peut-être parce que la monnaie électronique elle-même constitue un « dépôt à vue »14.
8. À la veille de l’absorption du droit de la monnaie électronique dans le droit des services de paiement, la dichotomie entre l’une et les autres prend davantage de relief. Car il n’est pas certain que l’on s’y retrouvera mieux lorsque, demain, se côtoieront, dans les futurs DSP 315 et RSP16, les services de paiement désormais bien identifiés (même si leur liste évolue) et les nouveaux « services de monnaie électronique », entendus comme « l’émission de monnaie électronique, la tenue de comptes de paiement stockant des unités de monnaie électronique, et le transfert d’unités de monnaie électronique »17.
9. Mais revenons à l’analyse de la question préjudicielle, que l’avocat général place sous cet apparent paradoxe : d’un côté, la DSP 2 gouverne les modalités d’exécution des opérations de paiement y compris lorsque les fonds sont de la monnaie électronique ; de l’autre, l’émission de monnaie électronique ne relève pas de la DSP 2, mais de la DME 218. Le début du considérant 5 des propositions de DSP 3 et de RSP ne dit pas autre chose, mais à l’envers : « Même si l’émission de monnaie électronique est régie par la directive 2009/110/CE du Parlement européen et du Conseil, l’utilisation de la monnaie électronique pour financer des opérations de paiement est, dans une très large mesure, régie par la directive (UE) 2015/2366 ».
10. Premier enseignement que l’on peut tirer des conclusions de l’avocat général dans notre affaire : le délai légal d’exécution d’un ordre de paiement ne vaut pas délai maximum de conservation des fonds par le PSP teneur de compte du payeur, au-delà duquel ces fonds se convertiraient en monnaie électronique, sauf à les restituer au payeur. Certes, le montant de l’opération de paiement doit être crédité sur le compte du PSP du bénéficiaire au plus tard à la fin du premier jour ouvrable suivant après la réception de l’ordre de paiement19 ; mais cela suppose qu’un ordre de payer un bénéficiaire ait été donné (pay out). À l’inverse, rien n’interdit que des fonds soient versés (pay in) et conservés durant un temps indéterminé sur un compte de paiement, dans l’attente qu’un ordre de paiement futur vienne les mouvementer20. Cela correspond même au premier modèle de « néobanques » version DSP 1, ce que l’on a pu appeler le « compte sans banque » (compte Nickel par exemple)21, un compte (de paiement) géré par un EP (ou un EME) « léger » et offrant une gamme plus ou moins riche d’instruments de paiement (carte et/ou virement et/ou prélèvement)22.
11. Si bien que le versement de fonds sur un compte de paiement, ainsi que la gestion de ce compte – laquelle constitue au demeurant le service de paiement 1 et distingue même, depuis la DSP 2, les PSP gestionnaires de comptes23 de ceux qui y accèdent sans les tenir –, n’est pas obligatoirement accompagné d’un ordre de sortie desdits fonds qui, en attendant, demeurent sur le compte, sans limitation de temps. Cela est au demeurant tellement vrai qu’à défaut d’être repartis à la fin du jour ouvrable suivant le jour où ils ont été reçus, l’EP doit en assurer la protection par cantonnement ou garantie24. Si les fonds non immédiatement ressortis sont ainsi protégés, c’est bien qu’il a été prévu qu’ils demeurent en compte, hors risque de transformation en fonds remboursables du public ou en monnaie électronique.
12. Par conséquent, la différence entre compte de paiement et compte de monnaie électronique, si elle existe au-delà de la nature des fonds qui y sont inscrits, ne réside certainement pas dans la faculté, pour le second, de conserver des fonds que le premier ne verrait passer que fugacement. Et si le verbe « stocker » est souvent associé à la monnaie électronique, c’est plutôt parce que celle-ci, émise en contrepartie de la remise de fonds, représente une « valeur stockée prépayée »25. D’où la définition de la monnaie électronique comme « une valeur monétaire qui est stockée sous une forme électronique, y compris magnétique [...] »26. Partant, même si le compte de monnaie électronique « stocke » la valeur « monnaie électronique », il n’a pas davantage vocation, en tout cas par nature, que le compte de paiement à conserver, sans durée, les fonds versés.
13. Le deuxième enseignement des conclusions rendues dans l’affaire ABC Projektai est à chercher du côté de la définition de l’« émission » de monnaie électronique. Or l’on sait depuis le grand arrêt Paysera que ni l’émission, ni son envers qu’est le remboursement, ne trouvent de définition dans la DME 227 ; omission qui, soit dit en passant, ne semble pas réparée, à ce stade du moins, par les propositions de DSP 3 et RSP. Ce qui amène dès lors l’avocat général Manuel Campos Sánchez-Bordona à dresser l’inventaire des cinq éléments déterminants qui, selon lui, caractérisent l’émission de monnaie électronique et qui, selon son analyse encore, ne se retrouvent pas dans l’activité de l’EP lituanien en cause : (1) un accord spécifique entre l’utilisateur et l’EME, (2) le prépaiement, (3) une comptabilité spécifique pour un actif supplémentaire, (4) le contrôle des fonds par l’EME et (5) l’acceptation volontaire des paiements en monnaie électronique.
14. Il est certain que la nature et le fonctionnement particuliers de la monnaie électronique (dont sa remboursabilité28) commandent un « accord spécifique »29 entre l’utilisateur et l’EME, qui manquait manifestement en l’espèce. Il n’en demeure pas moins que, sur le fond, un contrat-cadre de services de paiement est également exigé entre les parties (utilisateurs de services de paiement ou « USP » et PSP), qui aura d’autres spécificités30. On ne suivra dès lors pas l’avocat général dans son argumentation tirée de l’absence de contrat entre l’EP lituanien et ses utilisateurs afin d’exclure toute émission de monnaie électronique. Ou alors c’est pour seulement dire qu’il paraît difficile d’envisager que l’on puisse être émetteur, ou détenteur, de monnaie électronique sans le savoir, encore que...
15. De même, nous ne sommes pas convaincus par l’assertion selon laquelle la monnaie électronique serait « un actif supplémentaire contrôlé par l’EME », qui doit dès lors disposer d’« une comptabilité spécifique permettant d’appliquer la méthode particulière de calcul des ses fonds propres »31. Pourquoi pas, après tout, mais cela ressemblerait davantage à une conséquence qu’à un élément caractéristique de l’émission de monnaie électronique. Quant à l’acceptation de la monnaie électronique en paiement, elle ne nous semble plus guère caractéristique de l’objet « monnaie électronique », à l’heure des cartes internationales prépayées universelles.
16. Demeurent deux éléments qui nous paraissent plus intéressants à discuter, mais que l’avocat général réunit de façon peu heureuse : « À compter du prépaiement, l’EME bénéficie du contrôle des fonds que l’utilisateur lui a remis pour effectuer des paiements ultérieurs une fois ceux-ci convertis en monnaie électronique »32. Que le prépaiement soit caractéristique de la monnaie électronique (et même peut-être le seul élément caractéristique33), c’est l’évidence, dans la mesure où la création monétaire qu’est l’émission de monnaie électronique commande une remise de fonds préalable : « Les émetteurs de monnaie électronique émettent de la monnaie électronique à la valeur nominale contre la remise de fonds », dispose le paragraphe 1er de l’article 30 du futur RSP34. De là, également (prépaiement), que l’émission de monnaie électronique « implique inconditionnellement et automatiquement un droit au remboursement »35. Ce droit à remboursement, en effet, ne porte pas sur le paiement « en » monnaie électronique, mais sur l’achat antérieur de sa monnaie électronique, qui s’apparente ainsi à une « réserve de valeur »36 ou à un « pouvoir d’achat »37.
17. Plus étonnante est en revanche l’assertion, aux points 70 et suivants des conclusions sous commentaire, qu’à la différence des services de paiements fournis sur la base d’un compte de paiement, où l’utilisateur contrôlerait à tout moment les fonds, l’émission de monnaie électronique emporterait transfert du contrôle des fonds à l’EME. Or non seulement on ne voit pas bien l’assise textuelle d’une telle digression, mais encore l’intérêt de cette distinction, puisqu’en définitive, EP comme EME sont tenus de protéger les fonds restants de leurs utilisateurs ou détenteurs de la même façon. Mais peu importe après tout, dès lors que l’avocat général Manuel Campos Sánchez-Bordona nous aura offert l’occasion de revisiter les services de paiement et la monnaie électronique. En attendant l’arrêt de la Cour... n
Achevé de rédiger le 15 novembre 2023.